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Femme interdite

Femme interdite est l’autoportrait d’une jeune yéménite, la description, par le menu et par le côté "charivari", "plaisir de la vie", d’une éducation sentimentale ou plutôt sexuelle contrariée, forcément contrariée dans un pays où sévit un patriarcat moustachu et un islam sourcilleux mais où le sexe n’en occupe pas moins tous les esprits. Dans ce vaste monde dit arabe, il fait couler beaucoup d’encre et noircir bien des pages. Forcément !

Cette question, qui recoupe celle de l’émancipation des femmes et celle des libertés individuelles, constitue une ligne de fracture entre "la famille qui avance et la famille qui recule". La quatrième de couverture évoque "le portrait" d’une "société hypocrite". La formule interroge la réception de ces littératures, vivantes, critiques, subversives qui aspirent aussi à l’universel. Des littératures où irradient les aspirations de millions d’hommes et de femmes et qui dessinent les possibles de bien des sociétés. Parle t-on, en France, de société hypocrite quand on évoque la patrie des droits de l’Homme, mère du triptyque républicain et où pourtant l’égalité et la fraternité régressent devant les assauts conjugués des injustices socio-économiques et des excommunications diverses ? Pas d’hypocrisie ici mais une société replacée dans un contexte, une histoire, un jeu d’intérêts, de luttes et de forces politiques, sociales, générationnelles diverses. Si parfois la roue de l’histoire semble à l’arrêt, les sociétés dites arabes, dominées par une rigueur religieuse ou traditionnelle, ne sont pas pour autant figées dans une sorte d’hypocrisie consubstantielle. Ces mots valises, ces expressions fourre-tout ne sont peut-être pas les habits neufs d’un orientalisme new look, pour autant, ils favorisent une représentation globale, essentialisée, anhistorique. Ils flattent la paresse de l’esprit, réveillent de vieux réflexes qui renvoient tout ce beau monde à ses frustrations, à sa misogynie, à l’oppression (obsession) des femmes et des corps. Exit le politique, le mouvement des générations, l’action des marges, l’apport des intelligences (littéraires notamment), le combat, universel, entre celles et ceux et indistinctement qui veulent aller de l’avant et celles et ceux qui, tout aussi indistinctement, tirent vers l’arrière. Il est vrai que ce roman, bourré de qualités mais aussi de faiblesses peut pousser à une telle lecture. A moins de l’avoir lu un peu trop vite…

Injonction paradoxale

Dans une langue vibrante, qui brille de plusieurs registres, dont celui de la crudité (il y a des passages à l’érotisme torride), Femme interdite décrit, en une rythmique efficace, l’intérieur d’une famille yéménite "traditionnelle", soumise à l’autorité du père et régie selon les règles d’une tradition patriarcale et religieuse des plus austère et puritaine. La fratrie se compose de Loula, la sœur et de Raqib le frère de la cadette et narratrice. Les aînés incarnent de silencieuses et chimériques figures d’une contestation juvénile : libération par la vagin pour la première, par le marxisme pour le second. Loula et Raqib morigènent leur cadette. Via des "cassettes culturelles" qui ne sont rien d’autres que des films porno pour l’une, via Rosa Luxemburg - "sois libre et magnifique comme Rosa Luxemburg" - pour l’autre. Si Loula se montre constante, son marxiste de frère, un peu moins, qui, après avoir convolé, exige de se faire appeler ‘Abd-el-Raqib se transformant, du jour au lendemain, en intégriste pur sucre.
Pour le coup, la cadette subit une double influence, une sorte d’injonction paradoxale entre la liberté sexuelle de la sœur - "le charivari, voilà le vrai djihad !" - et la rigueur religieuse du frangin. C’est de ce côté que s’orientera la narratrice – formation théologique, épousailles islamistes, recrutement djihadiste, voyage en Afghanistan… - tout en restant excitée par les  "cassettes culturelles" visionnées, travaillée par des pulsions sexuelles qui jamais ne seront satisfaites ! "Comment trouver la paix intérieure quand on est consumé par les feux du désir, par son volcan qui ne connaît pas de rémission" demande la jeune "femme interdite". Voici d’ailleurs la très réussie et prometteuse première phrase du roman : "Jamais je n’aurais imaginé qu’il existait un homme capable de refuser à une femme la nuit qu’elle lui offrait sur un plateau". L’homme en question est un voisin qui a offert un enregistrement de la chanson Questionnez mon cœur (Salou qalbi) d’Oumm Kalsoum. Le poème d’Ahmad Chawqi, communément présenté comme religieux, servira de trame littéraire au roman laissant deviner une autre interprétation.

Le champ des possibles

Femme interdite montre avec force et clarté les énormités auxquelles conduisent un principe au fondement de l’organisation sociale et des rapports entre sexes : "les femmes sont des goules, ce sont elles qui séduisent les hommes. Sans elles, ils seraient la pureté même". In fine, nubile dès l’âge de neuf ans, la femme devient "l’obsession première". Derrière les obligations de dissimuler les corps et les contours, les cheveux, les visages, les yeux, la voix ou même de refuser des "prénoms [qui] excitent le désir et exhibent ouvertement ce que Dieu a laissé caché au fond de la femme" - exit donc les Jamila (Belle) et autre Ghaniya (Séductrice) - c’est la femme qui est illicite, "défendue". Ces "principes droits de l’islam" débouchent sur des conduites que l’auteur se plait à ridiculiser. Comme cette fatwa qui, pour répondre aux interrogations les plus absurdes des croyants, autorise aux femmes d’allaiter un homme (domestique ou chauffeur de taxi) pour pouvoir lui apparaître librement. Ou ce cours de jurisprudence islamique sur le licite et l’illicite en matière de "conjonction" donné par écran interposé par un professeur - lui-même émoustillé par le contenu de sa leçon. En poussant les logiques jusqu’à leur extrême, en maniant l’ironie comme méthode de dévoilement, Ali al-Muri fait œuvre socratique. Il montre vers quelles stupidités conduit une codification des comportements dictée par une sèche séparation - formaliste, sans âme - entre licite et illicite, hallal et haram.
Emporté par une volonté démonstrative, le texte pêche par des personnages et des situations un brin grossier. Les hommes – obsédés, prédateurs, impuissants ou éjaculateurs précoces - passent un sale quart d’heure. Et "notre" narratrice, toujours insatisfaite, en vient à souhaiter être la victime d’un viol, "même le viol , je n’y avais pas eu droit"… c’est peut être pousser le bouchon un peu loin !
Et si cette lecture, communément admise, passait à côté de l’essentiel ? L’injonction paradoxale qui frappe l’héroïne ne traverserait-elle pas aussi la société ? Ali al-Muqri ne dénoncerait pas alors une "société hypocrite" mais brosserait les contours d’une société soumise à des aspirations diverses, travaillée par des forces contraires. Si cette hypothèse est la bonne, le personnage principal n’est pas la narratrice. Mais celui qui concentre toutes les critiques ou moqueries pour sa versatilité apparente : Raqib. Un Raqib qui en dessinant une autre voie, évite les impasses des deux sœurs.

Mustapha Harzoune
 

Ali al-Muqri, Femme interdite, traduit de l'arabe (Yémen) par Khaled Osman, en collaboration avec Ola Mehanna, Liana Levi 2015, 200 pages