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De Gurs à Kaboul

Sociologue, franc tireur de la pensée française, Juliette Minces a travaillé, écrit, enseigné sur le monde ouvrier, l’immigration, l’islam ou le féminisme. Ses engagements remontent loin. On peut même dire que c’est une affaire de famille ; parents communistes, elle a toujours été du côté de l’humanité souffrante, des ouvriers, des "pauvres", des "généreux". En toute liberté, en dehors des appareils et des institutions, loin des carcans idéologiques, réfractaire à tout paternalisme ou victimisation. Porteuse de valise pour le FLN, journaliste en Algérie pour Révolution africaine entre 1963 et 1964, elle fut aux côtés des Kurdes, des femmes afghanes et de nombreuses causes.

Trajectoire peu commune pour cette "timide" qui a connu une existence unique, assumé des prises de positions minoritaires ou anticipatrices, côtoyé de grands noms de l’intelligentsia française ; fréquenté, croisé, travaillé, aimé parfois des personnalités aussi diverses que : Henri Curiel, Sékou Touré, Ben Bella, Amilcar Cabral, Mohamed Harbi, Elie Kagan, Maxime Rodinson, Jacques Vergès… et bien sûr Gérard Chaliand, qui fut son mari et complice, le père de Roc.
Cette grande voyageuse a sillonné la planète de long en large. De ses rencontres avec des hommes et des femmes, en Algérie notamment, elle a retiré une leçon : "j'ai découvert combien les besoins des êtres humains étaient universels, malgré des cultures différentes et des religions étouffantes. C’est pourquoi je ne suis pas tombée dans le culturalisme quand j’ai commencé à travailler sur l’immigration".

Il faut commencer par Gurs. En des temps où selon Pierre Laval la France ne pouvait devenir "le dépotoir du monde et de l’Europe", le camp de Gurs sera construit en quarante-cinq jours entre mars et avril 1939 au sud de Pau. Jusqu’à sa fermeture, le 29 août 1944, 60 559 personnes y auront été internées. Les républicains espagnols et les brigadistes d’abord, suivis des "indésirables", réfugiés étrangers qui fuient le nazisme mais aussi "politiques" français ou basques. En octobre 1940 commence "la phase antisémite". Juifs d’Allemagne et d’Europe centrale, Juifs victimes des rafles et des persécutions en France, ils seront des milliers à passer par Gurs et, à partir de 1942, à être déportés vers les camps d’extermination. Juliette avait quatre ans quand elle y fut internée avec sa mère. Pendant vingt mois, entre 1941 et 1943.
Juliette Minces est l’enfant d’un couple d’immigrés juifs polonais, Esther et Moïshe, venu se réfugier en France entre autres parce qu’Esther était éprise de littérature française, d’Honoré de Balzac en particulier. Ces juifs polonais, politiquement engagés, assoiffés de culture "voulaient changer le monde par l’instruction, la culture". Comme un écho, Boris Cyrulnik rappelait il y a peu que "ce n’est pas la pauvreté qui provoque l’échec scolaire, c’est l’éloignement des sources de culture" (vousnousils.fr, 8 juin).
En essayant de rejoindre Moïshe, parti en 1939 en Argentine pour préparer un nouveau départ, Esther et Juliette seront arrêtées et expédiées à Gurs. Après Gurs, la peur et l’angoisse, le besoin de toujours être prête à fuir, habiteront Juliette Minces comme ce sentiment d’abandon ou ne pas être à sa place né avec l’absence du père. Mais Gurs sera aussi le ferment de l’indignation et de la solidarité : "Trop de choses me rappellent le passé, et pas le meilleur : qu’il y ait aujourd’hui encore des camps de rétention où on regroupe des gens avec des enfants, des expulsions sans véritables raisons, un racisme accru, des amalgames dangereux concernant immigrés, réfugiés, demandeurs d’asile… Le taux de chômage et la richesse insolente de certains me révulsent, mais je n’agis plus. Pourtant, ayant séjourné à Gurs, je devrais être plus active. Mais je n’en ai plus la force".

Rigueur et colère

"Pour moi, l’identité est multiple chez le même individu, et construite ; et j’ai intégré profondément l’histoire et la culture françaises. En même temps, j’ai le sentiment que cette judéité est profondément inscrite en moi". Identité multiple et construite mais à partir d’une appartenance revendiquée. Juliette Minces est française, nullement polonaise, nullement, et se montre réservée quant à la double nationalité. Elle exècre les communautarismes et le nationalisme, d’abord parce qu’ils symbolisent l’exclusion des autres ! Comme le "culturalisme", cette assignation à des origines et des identités chimériques : "je crois qu’on crée des problèmes psychologiques quand on traite les gens différemment, en insistant sur les différences plutôt que sur les similitudes". C’est pour cela qu’elle dénonce les instrumentalisations de l’islam au nom du "respect de l’identité" alors que les problèmes sont politiques. Elle souligne la "malignité du terme d’islamophobie" et les troubles accointances de certains intellectuels ou féministes français avec des mouvements religieux ou des prédicateurs, tout en dénonçant le "racisme accru à l’encontre des populations de culture musulmane". Le mouvement de l’intégration traverse aussi bien les immigrés que les autochtones, et les "victimes" peuvent se trouver des deux côtés.
Cette rigueur intellectuelle arc-boutée à une détestation des inégalités et des injustices, a servi un parcours fait de recherches et d’engagements. Aux grandes et fumeuses théories, souvent absconses et idéologiques, elle a préféré le "goût du concret", "rendre la réalité palpable", "donner la parole à mes interlocuteurs", rester à l’écoute des mouvements de la vie en refusant les généralisations, en privilégiant les approches comparatistes et interdisciplinaires sur les spécialisations. Juliette Minces continue d’observer la marche du monde : "les intérêts nationaux demeurent importants, mais il faut apprendre à voir plus large et avoir plus d’imagination. La mondialisation devrait nous amener à réfléchir différemment, y compris aux rapports sociaux, au lieu de rester cloué par des habitudes de pensée qui remontent aux XIXe siècle". Ou, sur l’implantation de l’islamisme radical : "la responsabilité des élus locaux me paraît immense" écrit-elle - non comme une dénonciation, mais comme questionnement.

Juliette Minces parle avec simplicité mais pénétration, sans pose mais en restant droite. Elle ne cache ni ses fragilités, ni ses doutes. Ce n’est pas un déballage mais une plongée dans les eaux mêlées, troubles et souterraines où baigne toute existence. Elle parle de ses fantômes, de ses moments de dépression, des "échecs" et des "souffrances" - "j’ai construit ma maison sur des dunes mouvantes". Il y a aujourd’hui la "solitude", les "trop tard", murmurés "le cœur serré". Pourtant, Juliette Minces est "toujours, très en colère". Cette vivacité d’esprit, cette rectitude morale, ce goût pour les autres demeurent. Comme sa colère. Exemplaire.

Mustapha Harzoune

Juliette Minces, De Gurs à Kaboul, Entretien avec Luc Desmarquest. Postface de Michel Wieviorka, Aube 2015, 320 pages, 20€