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2084

Ainsi Boualem Sansal avec ce nouveau roman fait son Orwel. Ou presque. Car en matière d’anticipation, il est à craindre que ce qu’il décrit, défile déjà sous nos fenêtres. Sous NOS fenêtres, pas seulement celles du voisin.

Avant d’aborder le fond, qui occupe les gazettes, il faut saluer l’écrivain et littérateur. Depuis son magistral Serment des barbares, Boualem Sansal s’est imposé comme une figure de premier plan de la littérature mondiale. Par sa langue d’abord, élégante, mélodique, dense, protéiforme, imagée, toujours limpide, truffée de coups de gueule et de tendresse. Il y ajoute les talents du conteur, capable de ferrer son lecteur pour l’embarquer dans le tourbillon de récits où il mélange les registres et les formes. Enfin, ce n’est pas le moindre, Sansal n’écrit pas pour ne rien dire. Jamais. Refermer un Sansal, c’est interroger le passage qui conduit le solitaire au solidaire, le lecteur au citoyen. 2084 n’y échappe pas.

"Douceurs" abistanes

Nous sommes dans un empire encore imaginaire, l’Abistan, dominé par le grand Commandeur entouré des 40 Honorables de la Juste Fraternité et des agents de l’Appareil. Un seul livre renferme le passé et le futur et édicte les règles éternelles, le saint Gkabul dans lequel Abi a consigné ses divins enseignements car, pour les ouailles abistanes, "Yölah est grand et Abi est son fidèle Délégué". L’on voir par là qui est dans le collimateur de la plume assassine de Sansal. Le totalitarisme ici est religieux et explicitement islamique. Comme Orwel, Sansal décrit les mécanismes de la domination : la soumission, l’obéissance, être "méritant" et patient (le paradis est une promesse) et pour extirper toute faculté de penser, plus efficace que l’ignorance et la croyance, il faut "mécroire".
Ici règnent la désindividualisation, l’uniformité et le marquage, symbolisés par ce burni, manteau de laine qui, tel un uniforme, est porté comme on porte sa foi ou cette hir, bouillie nationale avalée cinq fois par jour. Les Abistani sont des êtres dont la vie depuis longtemps a quitté les corps et les âmes. Ils n’ont pas le droit de circuler et ne connaissent personne d’autre que leurs voisins. D’ailleurs, il n’y a pas de frontières. Rien à voir ! L’idée même de frontière est inconcevable : l’infaillibilité de Yölah exige que l’Abistan représente la totalité du monde. L’Autre ne peut exister. La frontière suppose une "humanité multiple" et que de l’autre côté "se trouve la partie manquante de la vie". Sous la lumière du Gkabul, l’histoire pas davantage que la géographie, n’existe. Au pays de l’abilang, la langue "nationale exclusive omnipotente", sacralisée, divinisée a remplacé la langue d’avant, "une langue très belle, riche, suggestive… comme elle inclinait à la poésie et à la rhétorique, elle a été effacée de l’Abistan, on lui a préféré l’abilang, il force au devoir et à stricte l’obéissance". On pense à Assia Djebar (La Disparition de la langue française, Albin Michel 2003).

Les racines de la liberté

Le roman commence par décrire cette organisation, la mécanique du pouvoir, l’enchevêtrement des instances de contrôle, la multiplicité des dispositifs sécuritaires capables de s’insinuer jusque dans les crânes pour, "grâce à un appareil télépathique", épier les moindres pensées. Ousmane Diarra faisait rechercher jusque dans "les chiottes" pour examiner ce qui était rejeté (La route des clameurs, Gallimard, 2014).
"Or voilà que dans ce désert brulé qu’est l’Abistan on découvre une petite racine de liberté qui pousse dans la tête d’un phtisique à bout de forces". Ati vient de passer une année dans un sanatorium perché sur la montagne Sin. Il lui faudra un an pour rejoindre Qodsabad, la capitale. Ce sont ici de longue pages descriptives, ardues parfois mais transcendées par l’écriture claire, fluide de Sansal. Au sanatorium, dans le maelström des malades et des pèlerins, à proximité, sans doute, de la mystérieuse Frontière, Ati, attentif à ce qui l’entoure, voit germer en lui le goût de la liberté. Sur le retour, il croise Nas, un archéologue qui a découvert les traces d’une cité antique qui contredit l’histoire et les croyances de l’Abistan. Enfin, il y aura Koa. Fils d’un dignitaire du régime, en rupture de ban, il visite les banlieues et les ghettos interdits et cherche, lui, "le mystère de l’abilang" : "La langue sacrée était de nature électrochimique, avec sans doute une composante nucléaire. Elle ne parlait pas à l’esprit, elle le désintégrait, et de ce qu’il restait (un précipité visqueux) elle faisait de bons croyants amorphes ou d’absurdes homoncules". La liberté, la vérité, la langue : trois graines de méninge par où s’immiscent le doute, le questionnement, la remise en cause. Et avec, leur part d’angoisse et leur lot de malheurs.
C’est ici que tout s’accélère : pour retrouver Nas, Ati et Koa se rendent clandestinement dans l’Abigouv, l’épicentre du pouvoir. Commence alors la guerre des clans, les machinations et le jeu des manipulations, les liquidations et autres enlèvements (l’Algérie de l’auteur n’est pas loin).

Urbi et orbi

Sansal actualise donc Orwel et rappelle l’acuité de ses analyses. Le totalitarisme ici est religieux. Islamique. Et Boualem Sansal, l’Algérien, de Boumerdès, parfaitement averti, est à prendre au pied de la lettre, à écouter et lire urgemment. Mais faut-il limiter cette actualité à ce trop plein de religions dans lequel l’islam tient le premier rang ? Serait ce diluer, édulcorer 2084 - et son auteur - que d’en faire aussi le roman des maux qui gagnent les peuples, de ce côté-ci de la Méditerranée et en deçà, auxquels renvoient les magistrales pages de ce roman : les mécanismes et les ressorts de la soumission, l’instrumentalisation de la peur, le triomphe de l’ignorance et la place du mensonge dans les débats publics, les réductions et les raccourcis imposés par cette autre novlangue, celle des médias des réseaux sociaux et des estrades, les logiques binaires et la production de boucs émissaires, le retour distinctif et exclusif du je et de l’Autre qui construit l’image mentale d’un peuple indifférencié, désindividualisé, sans histoire ou presque, "un ordre immuable" tout entier agrégé dans une essence et une date fondatrice : "Il n’y avait jamais pensé mais si on lui avait posé la question il aurait répondu que les Abistani se ressemblaient tous, qu’ils étaient comme lui, comme les gens de son quartier (…). Or voilà qu’ils étaient infiniment pluriels et si différents qu’au bout du compte chacun était un monde en soi, unique, insondable, ce qui d’une certaine façon révoquait la notion de peuple, unique et vaillant, fait de frères et de sœurs jumeaux. Le peuple serait donc une théorie, une de plus, contraire au principe d’humanité, tout entière cristallisée dans l’individu, en chaque individu. C’était passionnant et troublant. C’est quoi alors un peuple".
Forcer (peut-être) en l’élargissant le propos de l’auteur et de son livre, permet aussi de garder à l’esprit les connections et interdépendances du monde. Il ne s’agit pas de cacher la spécificité et les cruautés, les menaces, réelles, déjà effectives sous des formes spectaculaires mais aussi pernicieuses de ce totalitarisme nouveau. Dans les années 90 les Algériens furent abandonnés à eux-mêmes. Il ne faudrait pas aujourd’hui rester sourds à ce qu’ils disent. Urbi et orbi. Quant à savoir si demain, l’Abistan constituera tout ou partie d’un monde alors disparu, c’est une autre histoire. Et ce n’est peut-être pas seulement de la littérature.
 

Mustapha Harzoune

Boualem Sansal, 2084, Gallimard, 2015, 274 pages, 19,50€.