Des hommes et leurs mondes. Entretien avec Smaïn Laacher
Nadia Agsous propose ici une série de neuf entretiens organisés en chapitres centrés sur sept des livres publiés par le sociologue. L’ensemble permet d’embrasser les travaux de l’auteur sur l’immigration, la figure du "clandestin" et du "sans papier", l’école, les "insurrections arabes" ou les violences faites aux femmes - en situation de migration, intra-familiales ou conjugales. De découvrir aussi une pensée riche, souvent innovante et partant piquante, pimentée même, entendre jamais fadasse ou tiède.
Les recherches de Smaïn Laacher invitent à réfléchir sur les rapports entre Etat–nation-individus, entre frontière-nation-immigration, sur les identités et les territoires, les appartenances multiples, les interactions entre structures familiales et mécanismes de reproduction des logiques de domination dans la société…
Le point commun des populations qui font l’objet de ces recherches serait d’être « engagées dans des processus de confrontations à de nouveaux mondes ou à des univers en transition ». Emergences donc de nouvelles pratiques, de nouveaux cadres, de nouvelles obligations morales et cognitives, émergence du nouveau sur ou avec de l’ancien… qui viennent modifier, contrarier, exalter ou inquiéter l’existence de tous et de chacun. L’« objectif » que se fixe Smaïn Laacher « est d’examiner des épreuves au plus près des pratiques des personnes et la manière dont celles-ci y font face. »
Dans le champ de l’immigration, cela se traduit par une réserve à l’endroit des "discours dominants" qui, in fine, réduisent l’approche de ce sujet complexe, plurivoque, à un populisme commode (l’immigration présentée comme le sel de la terre, une chance ou figure d’espérance…) ou un misérabilisme larmoyant (l’immigration vouée au malheur éternel). A la sociologie de la domination, il préfère "le paradigme de la sociologie des épreuves qui n’exclurait pas une sociologie de la domination mais qui se recentrerait sur l’expérience des personnes. (…) Et forcément cela nécessite de revisiter tous les discours dominants sur l’immigration et l’immigré(e)."
Sur l’école, il invite aussi à dépasser l’horizon des théories de la domination et de la reproduction sociale en intégrant le temps long de l’histoire, celui qui ramène à A. Sayad et à sa figure de l’émigré-immigré. Ainsi, ce retour par l’histoire inscrit les parcours individuels non plus sur une société mais sur deux, la société d’origine et la société d’accueil. Ce livre est d’ailleurs un hommage à l’école, cette "arme au service des dominés" : "c’est l’école qui fournit des armes dans cet effort de compréhension de soi, des autres et du monde. Elle permet la réduction de l’incertitude par l’élucidation".
Les travaux et la pensée de Smaïn Laacher sont innovants, vivifiants parce qu’ils réintroduisent de la complexité, de la contradiction, de l’aspérité, du subtil, du vivant ("la vie est à l’opposé de l’immobilité" disait Mouloud Feraoun) chez des populations souvent amputées de leur diversité – sociologique, politique, historique, culturelle – mais aussi de leur capacité à se poser en sujet. Partant et pour volontairement en rester à des thèmes sensibles, Smaïn Laacher débarrassé des œillères de l’idéologie ou de présupposés douteux, ne s’interdit pas de repérer et de dire ce que d’autres n’oseraient pas. Ainsi, après l’affaire Mohamed Merah ou l’immolation de Sohane Benziane en 2002 à Vitry-sur-Seine, il écrit : "le comportement de certaines fractions de la jeunesse issue de l’immigration dans des banlieues françaises oblige vraiment au questionnement. (…) Oui, et il faut le reconnaître sans langue de bois, il y a dans ces populations des jeunes et des moins jeunes (hommes et femmes) qui sont profondément racistes, antisémites et fascisants, ce qui au passage, va le plus souvent ensemble. Il n’y a pas que dans une partie de la jeunesse française qu’on trouve ces idéologies destructrices". Même attention au réel complexe et aux épreuves des uns et des autres lorsqu’il dénonce la situation faite aux clandestins et aux immigrés en Algérie, au Maroc ou en Tunisie : racisme, xénophobie, viols, violences diverses… "et d’ailleurs on ne voit pas par quel miracle, tout à coup, ces pays deviendraient sensibles à l’égard du réfugié et du persécuté s’ils sont méprisants à l’égard de leur propres ressortissant(e)s. On n’a vu aucun de ces Etat avoir grand respect à l’égard du droit et de la protection des personnes".
Exit aussi la "culpabilité" "quasi permanente", celle qu’éprouvent ces femmes qui ont décidé, à travers des écrits adressés aux associations Ni Putes Ni Soumises et Voix de femme, de dévoiler les violences intra-familiales et conjugales dont elles sont victimes. Cette écriture est présentée comme un "acte de protestation publique, socialement et historiquement inédit". Inédit, parce qu’il vient buter sur le barbelé d’une pensée, de logiques d’appartenance, de modes de résolution violente des conflits qui obligent à se taire ou à passer pour un(e) traite. Pourtant, il ne s’agit rien moins que de la "reconnaissance du droit comme mode dominant de régulation des rapports entre personnes dans l’espace domestique", rien moins qu’une question politique au sens plein du terme, une exigence démocratique : "modifier la structure familiale implique la transformation profonde des mécanismes de la reproduction inégalitaire de la société".
Smaïn Laacher est une sorte de clandestin de la pensée, en ce sens que ce serait ici aussi "l’itinéraire qui commande la destination finale". Au bout de ce travail au plus prêt des "épreuves" des uns et des autres (immigré, sans papier ou clandestin, femme, élève…) c’est le lecteur qui voit se dessiner, derrière un horizon kaléidoscopique, des révisions théoriques et pratiques de premier ordre.
Mustapha Harzoune
Nadia Agsous, Des hommes et leurs mondes. Entretien avec Smaïn Laacher, Dalimen 2014, 212 pages.