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La dernière nuit du Raïs

Yasmina Khadra s’intéresse donc aux dernières heures de la vie de Mouammar Khadafi. Histoire d’offrir à l’humanité contemporaine les ressorts emberlificotés de la psychologie et de l’âme d’un dictateur, tout droit sorti des sables et de sa tribu, en ces temps lointains de bouleversements géopolitiques et d’ondulations révolutionnaires qui, en 1969 le propulsèrent par la grâce d’un coup d’Etat au sommet du pouvoir.

C’est le dernier réduit, le dernier quart d’heure, la fin imminente et tragique, le moment où tout se délite, la nuit où celui qui se voyait le messager de dieu sur terre se retrouve terré, acculé, tapi, traqué, comme un vulgaire rat, au fond d’une canalisation agricole.
Yasmina Khadra profite de cette ultime nuit pour dresser le tableau d’un homme et dictateur. Il remonte à l’enfance, sans père. Il y ajoute la honte et les humiliations. Ainsi, il n’oubliera pas comment il fut éconduit tel un vulgaire bouseux, renvoyé sans ménagement à ses origines bédouines malgré ses galons d’officier par le bourgeois de père de celle qu’il souhaitait épouser. Les dictateurs seraient de grands malades qui n’auraient pas su guérir de vieilles blessures. Pas seulement. L’équation renferme d’autres inconnues, une part de transcendance et une autre de folie où se baguenaude le fantôme de Van Gogh.

Ce Mouammar Khadafi campe un nouveau messager de dieu sur terre. Une "Voix" l’interpelle du fond de son être… La seule qu’il écoute, celle qui le prédestine, lui, l’orphelin moqué et raillé, à la "légende". Appelé par le destin, il se doit de remplir une "mission", "venger les offenses faites aux peuples opprimés". "L’inflexibilité des serments vrais et le mépris des dangers" revendiqués confinent au déni de réalité. Au point de ne pas comprendre ce qui lui arrive : "ai-je été injuste avec mon peuple ?" demande-t-il. "Ai-je été injuste et cruel" ? "je ne suis pas un dictateur. Je suis le vigile implacable". Comme l’histoire et les criminels se gargarisent de justifications pour légitimer le meurtre, le Libyen affirme, lui, qu’"on est exemptés de scrupules lorsqu’on défend la patrie", ce à quoi il ajoute le classique "Il me fallait liquider la moitié de mon peuple pour sauver l’autre". Un ego surdimensionné, omnipotent, paranoïaque et cruel résumé dans cette découverte et déclaration "j’étais digne ne n’être que Moi".

Cette nuit est celle où s’exposent les délires et les paranoïas d’un dictateur, ses dernières exigences et ses ultimes sautes d’humeurs, ce qui lui reste de cruauté. Sa vie défile, et avec elle le noir cortège de haine, de viols et d’assassinats perpétrés au nom du peuple. Yasmina Khadra distille les horreurs d’une existence et restitue les déflagrations des bombes et des missiles, le bruit des armes et les cris des victimes, les mouvements et les opérations militaires conduites par l’Otan avec un Sarkozy à la manœuvre. Au dedans, les monstruosités du dictateur, au dehors, l’apocalypse qui s’abat sur le pays. Tout cela est proprement déprimant.
Peut-on tirer un enseignement de ce déferlement de violences ? Pas sûr. D’autant plus que le Kadhafi de Khadra se donne le beau rôle. En lui restituant une biographie avec son lot de blessures et d’humiliations, en le comparant aux autres dirigeants "arabes" "occupés à se remplir les poches", en le portraiturant tel un illuminé dont la fin tragique approche, ce Khadafi en deviendrait si ce n’est sympathique à tout le moins pas moins infréquentable que d’autres. Ce à quoi il faut ajouter, mais de ceci l’auteur n’est pas redevable, le nouvel et autre fiasco d’une intervention militaire.

Reste et ce n’est pas le moins important ici : le spectacle de la soumission. Cette servitude volontaire servie jusqu’à la nausée, par le peuple et le dernier carré des fidèles campés par ceux qui entourent encore le raïs : Mansour Dhao, défaitiste ou réaliste, le lieutenant colonel Trid et le général Abou Bakr ministre de la Défense. Les peuples "arabes" ne formeraient qu’un "cheptel", "trois cent cinquante millions de têtes de moutons !". "Si c’était à refaire, j’exterminerais la moitié de la nation" dit le raïs. A l’heure de la curée et de la mise à mort, "les larbins" d’hier seront les plus hystériques, les plus sauvages. Une fois de plus le lecteur sera gratifié de quelques cruautés.

Cette Dernière nuit du Raïs n’est pas le plus enthousiasmant des textes du romancier algérien. Peut-être est-ce du au peu de sympathie inspirée par la figure du dictateur. Au malaise aussi que suscitent les cruautés du dictateur ou aux longues descriptions des opérations militaires. A cela il faut ajouter un autre bémol. La langue de Khadra flirte avec le classicisme, mais aurait pu éviter quelques grandiloquences (inspirées même de Shakespeare, p. 158) et boursoufflures (du genre, son orgasme à dominer les femmes "supplantait le nirvana"…). Et que penser de ces expressions prêtées au Libyen que n’aurait pas renier madame Michu ? Vous imaginez Kadhafi s’adresser à une ordonnance : "serais-tu bouché à l’émeri ?" ? Ou les "tu veux te tailler, toi aussi" et autre "tout va bien madame la marquise" ! Quid de ces bondieuseries que l’on prêterait davantage à un calotin de la Trinité qu’à un vrai-faux abstème plus ou moins fidèle à l’Unique : "ce que je dis est parole d’Evangile" et, au moment de trépasser, à l’heure où selon Abu Nuwas il faudrait bégayer au "trébuchet de l’âme", "notre" raïs s’en va citer le Christ : "Dieu, pardonne-leur leurs offenses comme je leur pardonne car ils ne savent pas ce qu’ils font…".

Mustapha Harzoune

Yasmina Khadra, La dernière nuit du Raïs, Julliard 2015, 208 pages.