Portraits: singular stories

Victor-Hugo Iturra Andaur

Né en 1951 à Coronel, près de Tomé, dans le sud du Chili
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Victor-Hugo Iturra Andaur, "on ne retrouve pas ce qu’on a perdu" © Atelier du Bruit
Victor-Hugo Iturra Andaur, "on ne retrouve pas ce qu’on a perdu" © Atelier du Bruit

On ne retrouve pas ce qu’on a perdu

1951 : Naissance à Coronel, près de Tomé, dans le sud du Chili
1968 : Adhésion au Mouvement de la gauche révolutionnaire, le MIR
1973 : Coup d’Etat du général Augusto Pinochet, le 11 septembre
1974 : Arrestation, tortures et détention
1976 : Expulsion vers la France
1986 : Tentative avortée de retour au Chili


C’est une coïncidence extraordinaire de m’être retrouvé ici dans le Nord, au bord de la mer. Parce que je viens d’une région du Chili finalement assez semblable, minière et maritime à la fois, avec une grosse industrie textile, où mon père était ouvrier. J’ai grandi dans une des cités de l’usine, avec des petites maisons toutes pareilles. Et quand j’ai vu les terrils et les corons pour la première fois, en montant de Paris à Lille, j’ai trouvé des points communs avec là d’où je venais. J’ai l’impression de partager d’une certaine façon le même passé, cette manière dont les gens, ici ou là-bas, doivent lutter pour vivre, ou peut-être simplement survivre. Maintenant, à Tomé, tout ça est à l’abandon, les usines ont fermé aussi. Dans le quartier de mon enfance, la vie était dure mais extrêmement communautaire. Il y avait de temps en temps de grandes grèves, qui pouvaient durer trois ou quatre mois. Au bout d’une semaine, tout le monde allait sur le rivage pour ramasser des mollusques, pêcher. Les familles se nourrissaient grâce à la mer. L’océan rejetait parfois sur la grève des bancs entiers de poissons, qu’on ramassait tout frétillants et par milliers, à la pelle.

Victor Hugo, Michel-Ange, George Sand

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Décoration intérieure, pêcheurs chiliens © Collection particulière Victor-Hugo Iturra Andaur, Atelier du Bruit.

Souvent, mes enfants se moquent de moi, ils disent que j’embellis toujours les histoires de mon pays natal. Mais ces pêches miraculeuses, je ne les ai pas inventées ! Mon père n’était pas particulièrement engagé, il faisait grève de temps en temps, mais c’était un simple travailleur, qui mettait toute son énergie à essayer de nourrir tant bien que mal la tribu qu’il avait fondée. Mes parents n’étaient pas spécialement francophiles. Ils m’ont appelé Victor-Hugo parce que c’est une coutume assez répandue en Amérique du Sud de donner aux enfants des noms célèbres. D’ailleurs, sur mes quatre frères encore en vie, un s’appelle Michel-Ange et un autre George Sand ! J’ai commencé à militer pendant les deux dernières années de lycée, ça a été aussi naturel que, disons, la mer. Entre 1968 et 1973, au Chili, nous avons connu une véritable ivresse politique, ce qu’on appelle en espagnol la vorágine, qui s’est emparé de toutes les couches de la société. Le pays tout entier était perturbé, envahi par la chose publique.

“Il y a plein de militaires dans les rues !”

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Carte d'étudiant de l'université de Concepción 1973 © Collection particulière Victor-Hugo Iturra Andaur, Atelier du Bruit. 
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Carte d'étudiant en histoire de l'université de Concepción, 4ème année, 1973, année du coup d'Etat de Pinochet © Collection particulière Victor-Hugo Iturra Andaur, Atelier du Bruit. 

A l’Université de Concepción, où je suis arrivé pour étudier l’histoire à 18 ans, j’ai adhéré tout de suite au MIR, un parti marxiste-léniniste naissant, mais déjà doté d’une structure politico-militaire très serrée. Je suis devenu un dirigeant régional. Notre idéal guévariste exigeait de chaque cadre du parti qu’il soit un combattant et un modèle. Nous vivions 24 heures sur 24 pour la politique. La victoire de l’Unión Popular (Front populaire) et l’arrivée au pouvoir d’Allende nous a donné du poids et décuplé l’activisme du MIR, dont l’objectif était de provoquer la polarisation la plus forte possible au sein de la société. De l’autre côté, l’extrême-droite faisait pareil. On espérait le point de rupture, très naïvement au fond. On avait confiance dans notre démocratie et dans notre histoire, dans notre armée, aussi. On n’a pas suffisamment pris en compte le contexte de la guerre froide. Le coup d’Etat est arrivé. C’est un cousin qui est venu me réveiller, le matin du 11 septembre 1973, en tambourinant sur ma porte. “Il y a plein de militaires dans les rues !”

La peur

On s’attendait à ça depuis trois ou quatre mois déjà, on était prêt à passer à la clandestinité. Mais on n’avait jamais soupçonné que la répression serait aussi féroce. Dans les semaines qui ont suivi, la stratégie des putschistes a consisté à arrêter, frapper, torturer tout ce qui ressemblait de près ou de loin à un militant de gauche pour assommer les organisations politiques et paralyser toute tentative de résistance. Beaucoup ont été “s’asiler” dans les ambassades. Le MIR a fait passer le message qu’il fallait rester et se battre. Là encore, on avait sous-estimé le rapport des forces. Avec la terreur généralisée, nos ponts avec la société civile se sont rompus et on s’est retrouvé très isolés. Les gens qui étaient censés te cacher deux semaines te demandaient de partir au bout d’une nuit. Ils avaient peur. Moi aussi, bien sûr, j’avais peur. Mais petit à petit, tu t’habitues à vivre avec. Et puis je me suis fait arrêter, bêtement, dans un contrôle d’identité, au mois de juin 74. Ils m’ont fait danser toutes sortes de danses, pendant huit mois à peu près.

Arrachement

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Carte d'identité chilienne faite en camp de détention au Chili © Collection particulière Victor-Hugo Iturra Andau, Atelier du Bruit.
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Passeport chilien appelé communément "L". Il est écrit sur le tampon : "seulement valable pour sortir du pays" © Collection particulière Victor-Hugo Iturra Andaur, Atelier du Bruit.
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Certificat français de réfugié © Collection particulière Victor-Hugo Iturra Andaur, Atelier du Bruit.

Après, on m’a interné, d’abord dans un camp à Santiago puis dans un autre, la Quiriquina, une petite île au large de ma ville natale. C’est là qu’on m’a notifié mon expulsion. Après, c’est à toi de trouver un pays qui t’accueille. Petit à petit, sous la pression internationale, le régime militaire avait dû accepter la présence d’observateurs dans les lieux de détention. On recevait régulièrement la visite d’un représentant de la Communauté européenne, qui nous proposait des destinations d’asile. Dans notre organisation interne, les pères de famille et les malades étaient prioritaires. Comme j’étais célibataire et bien portant, je suis parti un des derniers, en France. Je n’ai pas choisi ce départ, on m’a expulsé. La coupure est spécialement brutale, violente. Tu as la sensation que tu es arraché. Dans le panier à salade, dans l’avion, je me répétais : “Je reviendrai, je reviendrai.” Je suis arrivé à Paris au mois de février 1976. Il neigeait, j’étais en manches de chemise. On m’a amené d’abord dans un foyer de réfugiés à Antony, puis quelques semaines plus tard, on nous a proposé de partir dans un autre, à Lille.

Débrouille

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Promenade du bord de mer à Wimereux, près de Boulogne-sur-Mer © Collection particulière Victor-Hugo Iturra Andaur, Atelier du Bruit. 

Il y avait là un cuistot polonais, un ancien déporté, qui considérait comme son devoir de nous faire reprendre vingt kilos à chacun. C’était la première manifestation de solidarité concrète que j’ai rencontrée, même si les Chiliens, en réalité, étaient très soutenus par les partis de gauche français. On a eu les papiers tout de suite, carte de séjour et de travail, et le passeport mezclilla, comme on l’appelait, parce que le tissu ressemble au jean – celui des réfugiés. Dix francs par jour pendant trois mois, quatre-vingts heures de cours de français, et après, c’est à toi de te débrouiller. Et je me suis débrouillé. Je suis pas maladroit de mes mains, j’ai d’abord travaillé dans le bâtiment, pour pouvoir reprendre des études et passer un diplôme d’animateur. J’ai travaillé dans différentes Maisons de la culture avant d’arriver à celle de Boulogne-sur-mer en 1981, avec Mitterrand, pour devenir directeur. Avec ma femme, qui est d’ici, on s’est rencontré dans un centre de loisirs estival, où on travaillait tous les deux.

J’étais déjà devenu français

Pendant longtemps, j’ai gardé au fond de moi l’idée de repartir. Un émigré, il rêve forcément du lieu de sa naissance, il voit tout plus grand, plus beau que c’était. On construit une sorte de mystification. Je suis retourné au Chili pour la première fois en 1986, au bout de dix ans. J’avais démissionné de mon travail, dit adieu à ma famille, pris les quelques économies que j’avais. Je ne supportais plus d’être entre les deux, je devais choisir. Mais là-bas, au bout de deux semaines, j’ai commencé à m’ennuyer. Je me sentais très seul. J’ai compris que je ne retrouverais jamais ce que j’avais perdu. Alors, j’ai téléphoné à ma femme, ici à Boulogne, et je lui ai demandé : “Est ce que tu veux bien de moi encore une fois ?” Elle a dit oui. Après ça, on a fait un autre enfant, on a acheté une maison. En fait, j’étais déjà devenu français, mais je m’en étais pas aperçu avant ce voyage. Le Chili aussi avait profondément changé. A la différence des autres dictatures sud-américaines, la junte de Pinochet avait un véritable projet politique, qui a réussi. Le pays est devenu un laboratoire du libéralisme, mais il s’est enrichi. Même les plus pauvres, en dix ans, commençaient à recevoir quelques miettes du gâteau.

Plein la gueule

Quand tu reviens, encore imprégné de ta structure idéologique, ton discours n’a plus aucun sens pour personne. Tu voudrais qu’on reconnaisse tes souffrances, tu as été torturé, emprisonné, chassé. Mais les gens aussi ont vécu et souffert, sans toi. Ils te perçoivent comme un privilégié, émigré dans un pays prospère. Tu en prends plein la gueule !

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Chez Victor-Hugo, affiche de soutien au peuple chilien réalisée pour Amnesty International par un de ses amis © Collection particulière Victor-Hugo Iturra Andaur, Atelier du Bruit.
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Victor-Hugo et sa femme © Collection particulière Victor-Hugo Iturra Andaur, Atelier du Bruit.
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Boulogne-sur-Mer, vue de chez Victor Hugo © Collection particulière Victor-Hugo Iturra Andaur, Atelier du Bruit. 

Je suis rentré et maintenant je suis ici, et le Chili est un pays de vacances. Mais je me dis pas que j’ai perdu, en politique. Du moment que tu t’avoues vaincu, que tu acceptes l’idée de la défaite, tu n’es plus rien. J’ai appris ça en prison. Les premiers jours, tu ne comprends pas la sauvagerie de ces types, tu te sens terriblement seul. Mais tu réfléchis, tu vois que c’est une méthode et qu’il faut que tu te battes. Après, tu pourrais aussi perdre ta confiance dans les autres, voir dans chaque individu une espèce de monstre. Mais ça non plus, tu peux pas te le permettre. Ce qui m’a aidé moi, c’est de retrouver assez vite dans le camp mes camarades, mes compagnons, et ça m’a permis de me reconstituer de la bonne façon.

Quand je réfléchis aujourd’hui, je me dis que j’ai perdu de ma jeunesse la capacité de foncer sans réfléchir. Parfois, je regrette, j’ai l’impression d’avoir intégré dans ma vie une certaine notion de l’échec. Avant, je n’avais pas ce réflexe de prendre du recul avec les choses. Mais ça me rend aussi peut-être plus humain, j’accepte l’autre tel qu’il est. Ma belle-mère, qui est morte maintenant, elle se plaignait toujours avant de me connaître : “Pourquoi est-ce que ma fille s’est mariée avec un bougnoule ?” Moi, ça me faisait rire. La première fois qu’elle a accepté de me rencontrer, je l’ai invitée dans un restaurant algérien pour un couscous. Après ça, on a fini par bien s’aimer.

Victor-Hugo Iturra Andaur est décédé le 8 août 2019.

Témoignage recueilli en août 2004


Production : Atelier du Bruit
Auteur (entretiens, récit de vie) : Irène Berelowitch et Xavier Baudoin
Photos : Xavier Baudoin
Montage module sonore : Monica Fantini

Pour en savoir plus sur les exilés chiliens :