Portraits: singular stories

Sirma Oran

Née en 1971 à Ankara, Turquie
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Sirma Oran, l’Européenne © Atelier du Bruit
Sirma Oran, l’Européenne © Atelier du Bruit

L’Européenne

1971 : Naissance à Ankara
1980 : Troisième coup d’État militaire en Turquie
1990 : Étudiante à Lyon II
1996 : Mariage à Lyon avec Jean-Patrick Martz
2002 : Naissance de leur fils Milan Cem, deux ans avant Livan Nazim
2008 : Membre des Verts, retire sa candidature aux municipales à Villeurbanne

 

Dans ma famille, on est des fonctionnaires et on est d’Ankara.

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Une photo de mariage des parents de Sirma, avec l’une de ses grands-mères, à Ankara en 1969 © Collection particulière Sirma Oran, Atelier du Bruit.
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Sirma bébé dans les bras d’une de ses grands-mères, Turquie 1971 © Collection particulière Sirma Oran, Atelier du Bruit.

C’est une ville que j’aime beaucoup, avec son vieux petit centre et ses maisons typiques, qui maintenant sont restaurées, où tout le monde se connaît, où les relations sont tranquilles. Une ville à taille humaine, facile à vivre, un peu comme Lyon, d’ailleurs. Mes parents s’y sont rencontrés à la fac, à Sciences-Po. Ils ont eu leur diplôme en 68, et même si ce ne sont pas vraiment des révolutionnaires, ils ont à peu près les mêmes idéaux et la même conception du monde que les soixante-huitards de France. Ils se sont mariés assez vite et mon père a soutenu sa thèse sur les minorités et le nationalisme. Lui est devenu universitaire, ma mère attachée commerciale au ministère du Commerce extérieur. Alors qu’elle était enceinte de moi, en 1971, ils ont été manifester, en bons militants anti-impérialistes, contre la venue de la flotte américaine en Turquie, suite à quoi mon père a été envoyé en prison quatre mois. Il était avec des prisonniers de droit commun et n’a pas connu le sort des politiques, la torture et tout ce qui va avec. Il est sorti juste avant ma naissance.

À l’école française

Quand j’ai eu 3 ans, ma mère m’a emmenée avec elle en Suisse, où elle était nommée. À notre retour, trois ans plus tard, je parlais couramment le français, et mes parents ont opté pour une scolarité double, le matin à l’école française, l’après-midi en turc, à l’école publique du quartier, pour que je garde les deux langues. Il faut dire qu’il y a une très vieille histoire d’amour entre la France et la Turquie. Les élites turques ont longtemps cultivé une véritable fascination pour la langue et la culture françaises, avant que l’anglais, et aussi un peu l’allemand, avec l’immigration en Allemagne, ne viennent les détrôner. Mon père, par exemple, a fait toute sa scolarité dans un collège catholique français à Izmir, c’était assez courant pour un fils de la bourgeoisie éduquée. J’ai eu une enfance plutôt paisible, choyée, même, bien que mes parents se soient séparés assez vite après notre retour. Je vivais en fille unique avec ma mère et ma tante, sa sœur aînée, qui faisait des petits plats à se damner. Les week-ends, je les passais chez mon père, qui a longtemps habité un logement de la fac. En bon prof, il était tout le temps sur mon dos. Mais je suis assez tête de mule, comme lui, et je me rebiffais.

Coup d’État

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La mère de Sirma, années 2000 © Collection particulière Sirma Oran, Atelier du Bruit. 
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Baskin Oran, le père de Sirma, fin des années 80 © Collection particulière Sirma Oran, Atelier du Bruit. 

En Turquie, il y a eu plusieurs coups d’État successifs, en 1967, puis en 1971, alors que je venais de naître, et enfin en 1980, qui a été le plus dur. Mon père s’est fait renvoyer de la fac directement. Trois fois en tout, il a fait un procès qu’il a gagné, et a repris son poste pour être mis dehors une heure après – des années plus tard, le Conseil d’État l’a réhabilité. J’étais enfant, je ne l’ai pas vécu comme un drame, d’autant qu’il a toujours réussi à travailler à droite et à gauche, par exemple en donnant des cours particuliers. Ma mère, elle, n’a pas perdu son emploi, mais elle est restée longtemps au placard. Même si c’était une dictature sévère, je ne me souviens pas d’avoir ressenti à l’époque de peur ou d’angoisse du fait de la situation politique. J’étais très protégée par mes parents, malgré leurs désaccords. Je garde surtout les bons souvenirs d’école, de jeux dans la rue, l’été, avec les autres 3 gamins du quartier. Il y avait une mixité sociale, qui, comme ici, tend à disparaître, pour laisser la place à des ghettos, riches et pauvres bien séparés.

Le goût du raki

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Sirma (au centre) avec des amis, lycéenne à Ankara, fin des années 80 © Collection particulière Sirma Oran, Atelier du Bruit.

Mon éducation a été très libérale, mais pendant les années de lycée, il m’est arrivé, comme à tout le monde, de faire le mur pour sortir avec les copains – c’était ma période "punkette", mais j’ai dû attendre d’avoir le bac pour explorer les bars. Je ne me suis jamais laissé dominer par un homme, mais je n’ai pas cherché non plus l’affrontement direct, sauf avec mon père, qui prônait l’émancipation des femmes et l’égalité, mais gardait un fond bien ottoman dans sa conception des relations entre les sexes. Je n’ai pas non plus, à cette époque, ressenti de tensions entre les valeurs de ma famille, de ma bande d’amis du Lycée français, et le reste de la société. L’important, c’était d’apprendre à vivre en harmonie avec ceux qui étaient différents, fussent-ils d’un milieu conservateur. C’était une question de respect. Par tradition, l’islam turc est assez tolérant. Déjà, les Turcs aiment bien boire, et le goût du raki est compatible avec la foi ! Pour ça, d’ailleurs, je suis bien turque et bien française aussi. Surtout, c’est un pays laïc depuis longtemps, avec une grande mixité de populations, de religions et de cultures, même si la montée en puissance de l’islam politique a accru les divisions.

Ecouter Sirma Oran (1m45)

Sirma Oran, Livaneli et Nazim Hikmet © Atelier du Bruit
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Voltairienne

Ma mère est une musulmane à la turque, c’est-à-dire qu’elle ne pratique pas, comme un Français qui se sent catholique sans aller à l’église. À la maison, on célébrait surtout les grandes fêtes – l’Aïd en France, en Turquie Bayram. À 18 ans, j’ai appris par hasard que mon père était athée. Je lui ai demandé un jour s’il croyait en Dieu et il m’a dit que non. Je ne suis pas comme lui, il me semble qu’il faut une immense force intérieure pour ne pas croire du tout. Ma vision est plutôt déiste, voltairienne. Avec le temps, je suis devenue franchement anticléricale, pour prendre le terme catholique. Je n’étais pas aussi radicale autrefois, mais j’ai fini par regarder les religions comme des facteurs de séparation et de haine, à l’opposé de ce qu’elles devraient être. Ça ne m’empêche pas de respecter les gens religieux. Je ne supporte pas l’idée de catégoriser tel ou tel au nom d’une idée générale, ou de montrer du doigt une femme parce qu’elle porte le voile.

Vivre sa vie

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Sirma (à gauche) avec trois amis dans sa chambre universitaire, Lyon 1992 © Collection particulière Sirma Oran, Atelier du Bruit.

Avant même d’avoir passé le bac, j’avais décidé que je viendrais étudier le cinéma ici, en France. Je n’y avais jamais mis les pieds, mais je baignais dans la langue depuis ma petite enfance, je lisais la littérature, j’avais découvert les films, aussi, grâce à un merveilleux prof de lettres du Lycée français qui, avec ma mère, m’a transmis l’amour du cinéma. La France, puisque je n’y avais aucune famille, c’était aussi pour moi le moyen de vivre seule. J’avais 18 ans, je voulais m’émanciper. Certains de mes copains étaient déjà à Lyon, et ma mère, qui n’allait pas me lâcher comme ça, étant nommée à Milan, c’était aussi suffisamment proche d’elle. J’avais envie de partir, voilà, de vivre ma vie. Pour moi, ce n’était pas une grande affaire de quitter un pays pour aller dans un autre, c’était presque naturel. Toute petite, j’avais vécu en Suisse, puis, entre 13 et 14 ans, en Jordanie avec ma mère. Je ne sais plus comment je m’étais représenté les choses, mais je n’avais aucune appréhension. Plus ou moins, ça allait être super. J’ai trouvé un premier cycle en communication et audiovisuel et j’ai fait mes bagages dans l’allégresse.

"T’as vu Midnight Express ? "

La première semaine, je l’ai passée à pleurer. En réalité, je n’étais jamais sortie de mon cocon. J’étais encore une petite fille, je n’allais même pas chez le médecin toute seule ! Une de mes amies m’a secouée : "Ma cocotte, va falloir apprendre!" Le blues m’a passé, mais dans l’ensemble, j’étais plutôt déçue par la fac, autant par les cours, que je trouvais excessivement généraux, que par l’apathie relative des étudiants. Ils me semblaient très concentrés sur eux-mêmes, à la limite de l’enfermement. L’année précédente, à Ankara, j’avais suivi les cours d’histoire de l’art à l’université, et j’y avais trouvé un état d’esprit beaucoup plus ouvert et curieux du vaste monde, plus éveillé politiquement, aussi. J’ai dû me résigner à répondre plusieurs fois par semaine à la question : "Ah bon, t’es turque ? T’as vu Midnight Express ?" Avec sa variante : "Pourtant, t’as pas une tête de Turque !" Parfois, quand même, je m’énervais. Qu’est-ce que c’est, une tête de Turque ? Mais la ville était magnifique, la vie étudiante plutôt sympa. Je partageais une chambre à l’Institut national des sciences appliquées, l’INSA, un petit vivier d’ingénieurs venus de toute la France et je m’amusais bien.

Première manif

La cafète du campus était le premier débit de bière de Lyon, avec un concert tous les jeudis soirs. Ce n’était pas difficile de se faire des amis, surtout si l’on n’a pas peur de sourire et d’engager la conversation avec des inconnus, c’est peut-être plus naturel en Turquie qu’en France. J’étais très étonnée quand même par la vigueur du syndicalisme étudiant. Débarquer à tout propos dans les amphis en appelant à défiler contre ceci ou cela, c’était encore inconcevable en Turquie. Après deux coups d’État bien méchants, on y avait pas trop cette culture-là. J’ai attendu 1991 pour faire ma première manif, c’était contre une réforme universitaire proposée par Jospin. Je me sentais une étudiante comme les autres, vivant en France et à ce titre, logiquement impliquée dans la vie politique. Mais à ce moment-là, je pensais retourner vivre en Turquie, où il y avait un véritable boom de l’audiovisuel. Plus de 200 chaînes s’étaient créées en l’espace de quelques années, j’avais donc des pistes de travail assez prometteuses.

"Z"

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Mariage de Sirma et Jean-Patrick Martz en 1996 à Lyon. Le père (barbe et cravate) et la mère (tailleur marron) de Sirma entourent les jeunes mariés © Collection particulière Sirma Oran, Atelier du Bruit.

On s’est connu chez un ami commun. Moi je terminais ma licence et lui, il avait déjà commencé à travailler comme ingénieur. C’est d’abord notre amour du rock, le vrai, qui nous a rapprochés : Led Zeppelin, Deep Purple, Sex Pistols... Les deux passions de mon mari, c’est la mécanique et la musique, tendance industrielle. Son vrai nom, au complet, c’est Jean-Patrick Albert Raymond Martz – dans la famille, on aime bien les rallonges, ça fait plus chic. Je ne l’appelle comme ça que quand je suis fâchée. Sinon, c’est "Z",le surnom qu’il a depuis le collège. J’ai tout de suite trouvé ça beau, ça m’a fait penser au film de Costa-Gavras, avec le sublimissime Yves Montand. Même si entre nous, la confiance a d’emblée été très forte, je ne pensais pas me marier un jour. A priori, j’étais sceptique sur l’institution. Après trois ans de vie commune – à Villeurbanne, déjà, dans un petit appartement de plus en plus encombré, où j’avais réussi à imposer un chat, un chien et une tortue –, c’est ma mère qui nous a mis le marché en main : elle quittait Milan pour retourner à Ankara, elle ne voulait pas me laisser si loin d’elle, sans garantie, en quelque sorte.

Chèvrefeuille et main de femme

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Convocation en préfecture pour le retrait de la carte de séjour de l’étudiante Sirma Oran, Lyon 1994 © Collection particulière Sirma Oran, Atelier du Bruit.

Au départ, on avait envisagé d’aller vivre en Turquie, mais de nous deux, Z était celui qui avait un travail stable et un bon salaire, c’était compliqué de tout lâcher pour partir à l’aventure. Il prenait des cours de turc, mais il ne parlait pas très bien. Et je ne voulais pas l’exposer à ce que je vivais, entre 5 chômage et petits boulots ingrats. Je commençais vraiment à déprimer, et c’est lui qui m’a poussée à rejoindre Hanimeli, l’association d’une amie turque – ça signifie à la fois "chèvrefeuille" et "main de femme". Ici, à Lyon, l’immigration turque est familiale et très homogène, essentiellement d’origine rurale et populaire. Beaucoup d’épouses vivent isolées, ignorant le français, redoutant le monde inconnu où leurs enfants grandissent. Ce milieu, je le connaissais très mal en Turquie et je l’ai découvert ici. Nous étions quatre ou cinq bénévoles. On organisait des sorties entre femmes, des rencontres avec les structures existantes, bref, on essayait de renforcer les liens avec la société d’accueil. Comme bénévole, puis comme médiatrice, parfois interprète pour la justice ou les services sociaux, aussi, j’ai eu affaire à la misère des gens, à des situations parfois très dures.

Grandir un peu

J’avais du mal à supporter toute cette souffrance et en même temps, cela m’a fait grandir un peu. Avec Z, on est longtemps resté des ados éternels, entre les copains, la musique, les voyages. On a attendu, d’ailleurs, pour faire un enfant. Milan Cem est né le 3 octobre 2002 et notre vie a changé pour toujours. Là, on est obligé de devenir adulte, de gré ou de force ! On n’avait pas prévu d’être bouleversés à ce point, ni aussi heureux de se trouver parents. Alors on s’est dépêché d’en faire un deuxième, Livan Nazim, qui est né deux ans après. On leur a donné les noms de gens que nous aimions (et en Turquie, les grands hommes en ont deux !): Milan comme Kundera le Tchèque et Cem comme l’un de mes amis ; Livan comme Livaneli, merveilleux écrivain, homme politique et musicien turc, et Nazim comme Hikmet, le poète, que je vénère depuis mon adolescence. Mes enfants connaissent la Turquie, où nous allons souvent en vacances, mais je n’ai pas fait l’effort de leur apprendre la langue. C’est ma très grande faute, ma tante me le reproche amèrement à chaque fois qu’on se voit ! Eux aussi d’ailleurs, de temps en temps.

Ecouter Sirma Oran (1m)

Sirma Oran, les mots doux © Atelier du Bruit
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"Essayer la politique"

J’ai eu la nationalité française en 2001. La première chose que j’ai faite, c’est d’aller m’inscrire sur les listes électorales. Je n’avais jamais voté de ma vie. Mon baptême citoyen, ç’a été la présidentielle de 2002. Une vraie réussite, avec Le Pen au second tour ! J’ai toujours été de gauche, j’ai été élevée avec ces valeurs-là, le sens du partage, un désir de justice sociale, mais en même temps, je n’avais jamais été une militante. Par la vie associative, j’ai connu petit à petit différentes organisations turques en France, j’ai adhéré notamment à Turquie Européenne, parce que je pense que c’est important pour le monde entier, pas seulement pour la Turquie et pour l’Europe, que la Turquie intègre l’UE. Mais j’apercevais aussi les limites de l’investissement associatif. Les choses ne bougeaient pas vraiment, pas assez à mon goût, en tout cas. Entre temps, j’avais décroché un poste à l’Anaem, l’Agence nationale d’accueil des étrangers et des migrations, l’ancien OMI – où j’étais allée, autrefois, passer la visite médicale des immigrés. Le métro-boulot-dodo me pesait, j’avais l’impression de rouiller. Alors il y a deux ans, je me suis dit : "Tiens, je vais essayer la politique !"

Patte blanche

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Des boîtes à maquillage ramenées de Turquie © Collection particulière Sirma Oran, Atelier du Bruit. 
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La chambre des parents, avec des photos partout : le couple au début des années 2000, lors d’un voyage aux Etats-Unis, un de leur fils tout bébé, avec Sirma à la maternité, avec sa grand-mère turque, Sirma avec une amie etc © Collection particulière Sirma Oran, Atelier du Bruit. 

C’est comme ça que j’ai atterri à la section villeurbanaise des Verts. J’avais d’abord envie de rencontrer des gens avec une vision du monde proche de la mienne, de discuter, d’observer, de m’instruire, de progresser. J’étais contente d’aller aux réunions et de distribuer les tracts au marché. De fil en aiguille, je me suis retrouvée sur la liste des Verts pour les municipales 2008, qui a fusionné avec celle du maire sortant socialiste. C’est là qu’on m’a sommée publiquement de montrer patte blanche : personne dans cette ville ne devait ignorer que je reconnaissais le génocide arménien. Je n’avais pas caché mon origine, mais je ne l’avais pas mise en avant, je n’avais formulé aucune revendication spécifique pour la communauté turque. Je suis absolument opposée au communautarisme. Pour moi, c’est comme le nationalisme, ça consiste à promouvoir une identité pour mieux exclure les autres. J’ai fait remarquer que j’étais la seule, dans cette liste, à qui on faisait cette demande humiliante, comme s’il s’agissait d’expier des crimes que je n’ai pas commis. On m’a répondu en substance que de par ma naissance, j’y étais obligée.

"Turque de service"

Ici, à Lyon, j’avais passé dix ans à dire aux gens qu’il faut s’intégrer là où on habite. Et là, je me suis sentie désintégrée en moins de deux. Déjà, parce que ça m’a mise en mille morceaux. Mais aussi parce qu’on m’a désignée en tant que l’autre, celle qui ne fait pas partie du tout. Je me suis retrouvée dans le costume de la "Turque de service" sans pouvoir rien y faire. J’ai vécu exactement la moitié de ma vie dans chaque pays : 18 ans de part et d’autre. Je ne me suis jamais spécialement interrogée sur mon identité. Je me sens citoyenne du monde, Européenne, ça me va bien ; citoyenne de ma ville, aussi, et à ce titre, capable d’apporter mon grain de sel dans certains aspects de la gestion locale. Mais la question m’a été posée violemment, imposée. Les gens ne regardent pas ce que tu es mais t’attribuent une représentation. Turque, passe encore, mais se faire traiter de négationniste, autant dire fasciste, quand vos valeurs sont exactement à l’opposé, c’est insupportable. Je me sentais complètement dépassée. Je recevais des insultes par SMS, le téléphone sonnait sans arrêt et des textes délirants circulaient sur Internet. Je ne savais plus qui j’étais, ni ce que je pensais.

Les deux côtés de l’histoire

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Sirma avec Irène Berelowitch de l’Atelier du Bruit © Collection particulière Sirma Oran, Atelier du Bruit. 

C’était impossible de m’expliquer sans attiser ce déchaînement verbal, et je ne voulais pas contribuer à agrandir le fossé entre Turcs et Arméniens, ni ici, ni surtout là-bas. Je craignais d’être stigmatisée encore plus, d’exposer ma famille, aussi, mes parents en Turquie et mes enfants ici. Je me suis tue et j’ai jeté l’éponge. Et puis petit à petit, je me suis mise en face du miroir et j’ai commencé à retrouver confiance en moi et dans les autres. Notamment, parce que j’ai trouvé parmi certains des Verts un vrai soutien et surtout, la possibilité de dialoguer. L’extrémisme, pour moi, c’est quand on ne peut plus se parler. Mais j’ai porté plainte auprès de la Halde, la Haute Autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité. J’attends qu’elle se prononce. De me sentir ainsi mise à l’index, ça m’a permis de comprendre vraiment ce que d’autres peuvent vivre. Je pense que les Français et leur État ont une responsabilité dans le degré de non intégration, pas seulement des immigrés eux-mêmes, mais des petits Français de la deuxième ou troisième génération. D’un côté, il y a peut-être un repli, de l’autre quelque chose qui a contribué à le créer. Dans une histoire, il n’y a jamais un seul côté.

 

Témoignage recueilli en août 2008

Production : Atelier du Bruit
Auteur (entretiens, récit de vie) : Irène Berelowitch
Photos : Xavier Baudoin
Montage module sonore : Monica Fantini

En savoir plus sur l'immigration turque :

  • [revue] "Les Turcs en France : quels ancrages ?", Hommes et Migrations, n°1280, année 2009. Voir la revue