Le Front populaire et les étrangers
L’histoire du Front populaire n’accorde pas toujours une place importante aux étrangers qui, cependant, avec un effectif de 3 millions de personnes, réfugiés politiques et surtout travailleurs, recensées en 1931, formaient 7% de la population totale. Cette absence historiographique relative vient de ce que les immigrés ne constituèrent pas un enjeu majeur de la période. Or, les travailleurs venus d’autres pays, attendaient beaucoup de la gauche qui avait remporté les élections de 1936, participèrent au mouvement social et inspirèrent des débats politiques parfois très vifs. En fait, les passions étaient en éveil car la crise économique née aux Etats-Unis en 1929, la montée du chômage, les rivalités entre nationaux et étrangers sur le marché de l’emploi entretenaient une grande nervosité dans toutes les couches de la société. De plus, les nouveaux venus avaient mauvaise presse car, dans un passé proche, le président de la République Paul Doumer avait été assassiné par un Russe en mai 1932 ; assassinés aussi par un nationaliste croate, en octobre 1934 à Marseille, le roi Alexandre de Yougoslavie et le ministre des Affaires étrangères Louis Barthou. Quant au scandale Stavisky, escroc juif d’origine russe, il se développa en 1934 et mit en cause l’honnêteté des hôtes de la France.
Les étrangers et les événements de l’été 1936
La gauche se félicita de cette réaction de solidarité. Ernesto Caporali, d’origine italienne et dirigeant de la CGT, observa dans Le Peuple, quotidien publié par la confédération: "Les ouvriers étrangers n’ont pas été remorqués… Bien souvent, ils sont été à la pointe du combat" (Ernesto Caporali, Le Peuple, 6 décembre 1936). Le roman Pain de brique, publié en 1937 par le communiste Jean Fréville, retraça l’histoire d’une grève animée dans l’été 1936 par un révolutionnaire polonais.
Le grand public n’accorda pas une attention soutenue au rôle joué par les étrangers durant l’été 1936. En revanche, l’extrême droite xénophobe affirma souvent que l’agitation sociale était imputable à des individus venus de loin. Ainsi le journaliste Henri Béraud, éditorialiste du grand hebdomadaire extrémiste Gringoire, garantissait que les manifestants de 1936 n’avaient "ni le parler ni la figure de gens de chez nous" (Henri Beraud, Gringoire, 7 août 1936).
Dans le quotidien fascisant L’Ami du Peuple, François Hulot apporta des précisions : "Le rôle des éléments étrangers dans la paralysie des usines de Paris et de province est nettement établi… On a vu des milliers et des milliers d’agents provocateurs venant d’Espagne, d’Allemagne, de Suisse et de Russie s’installer dans les hôtels meublés. On a vu des orateurs improvisés s’installer en permanence aux bouches du métro, dans les cafés populaires pour haranguer la foule et lui expliquer la situation telle qu’elle est vue de Madrid ou de Moscou. On a vu des hommes à l’accent guttural, et qui ne venaient ni de notre banlieue ni de notre province, provoquer la grève et organiser les piquets de surveillance" (François Hulot, L’Ami du Peuple, 6 juin 1936).
Dans un pamphlet célèbre, paru en 1942, Les Décombres, Lucien Rebatet, se remémorait avec horreur le 14 juillet 1936 et mettait en cause les juifs : "De monstrueuses familles de youtres berlinois remontaient les Champs-Elysées au cri de Fife lé Vront Bobulaire" (Lucien Rebatet, Les Décombres, Paris, 1942, p. 40).
Les travailleurs immigrés et leurs défenseurs français, négligeant les affabulations extrémistes, remarquaient que le nouveau chef du gouvernement, Léon Blum, et certains de ses ministres, comme Marius Moutet, s’étaient toujours faits les avocats des droits des allogènes. Aussi attendaient-ils beaucoup des dirigeants de gauche qui accédaient au pouvoir.
La pusillanimité de la gauche victorieuse
La nouvelle équipe gouvernementale afficha d’emblée de bonnes dispositions. Le Parti socialiste SFIO, majoritaire, créa une Commission d’étude des questions de la main-d’œuvre étrangère.
Des instructions furent données pour humaniser les relations entre l’administration et les étrangers, éviter les rapatriements forcés de chômeurs, réduire le nombre des expulsions, ces dernières devant être seulement prononcées pour des "manquements très graves aux réserves qui s’imposent à tout étranger recevant l’hospitalité de notre pays" (Circulaire du ministre de l’Intérieur n° 119, 27 juillet 1936).
Ces demandes ne furent pas entendues. Le Front populaire avait seulement réparé quelques injustices catégorielles. Mais il n’avait pas pris pour les immigrés des décisions hardies et novatrices comme pour les Français. Il négligea même de contrôler la bonne application des quelques mesures favorables qu’il avait édictées. De manière significative, Le Populaire, quotidien de la SFIO, célébrant dans son numéro spécial du 4 juin 1937 l’œuvre de Léon Blum, après un an de pouvoir, ne cita aucune des décisions prises au bénéfice des étrangers. De son côté, Maurice Thorez, secrétaire général du Parti communiste, énumérant devant ses camarades, le 11 juillet 1936, les catégories sociales pour lesquelles le parti luttait, ne songea pas à mentionner la main-d’œuvre immigrée. Plus grave encore, le gouvernement, ne rompant pas réellement avec les pratiques de ses prédécesseurs modérés, expulsa des étrangers intervenant dans les conflits politiques et sociaux. Il appliqua avec rigueur la loi du 11 août 1932 qui permettait de limiter la main-d’œuvre immigrée dans les entreprises privées. La CGT ne montra pas plus de bienveillance. Certains militants, constatant un afflux d’adhésions d’immigrés et craignant de perdre ainsi une part d’influence dans la confédération, dénoncèrent "cette intrusion des étrangers dans le mouvement syndical français" (Le Peuple, 25 juin 1936). Les nouveaux adhérents, étroitement surveillés, ne pouvaient en aucun cas constituer des sections menant une vie autonome.
Dans ces conditions, les étrangers ne cachèrent pas leur déception. Le Hongrois Paul Loffler observa dans ses souvenirs : "Pour moi personnellement, le Front populaire n’a rien changé. Ce n’était pas fait pour les étrangers, mais pour améliorer la situation des Français" (Paul Loffler, Journal de Paris d’un exilé, Rodez, 1974, p.163). Le syndicaliste Ernesto Caporali notait tristement : "Les parents pauvres que nous sommes n’ont qu’à se taire" et concluait que l’union de la gauche avait représenté pour les étrangers "la plus amère des désillusions" (Ernesto Caporali, Le Peuple, 15 avril 1938).
Les haines de l’extrême droite vaincue
Malgré la modestie des réalisations du Front populaire en faveur des immigrés, l’extrême droite interpréta la période comme une victoire du parti des étrangers et multiplia les déclarations passionnées.
L’objectif semblait évident : le député conservateur Louis Marin assurait que "la naturalisation est devenue une industrie électorale" car tout nouveau citoyen, reconnaissant, votait pour la gauche (Journal Officiel, Débats de la Chambre, 24 mars 1938, p. 933). Peut-être même, selon les extrémistes, les révolutionnaires voulaient-ils détruire la vraie France en la rendant cosmopolite, en transformant les étrangers et les naturalisés en troupe de choc de la subversion bolchevique.
Il est incontestable que le gouvernement de 1936 manifesta peu d’intérêt pour les étrangers qui, d’ailleurs, n’étaient pas mentionnés dans le programme du Front populaire. Une telle indifférence s’expliquait par le jeu de divers facteurs. Blum ne voulait vraisemblablement pas s’aliéner l’opinion pour qui les immigrés étaient des escrocs, des régicides et surtout des concurrents sur le marché de l’emploi. Quand les Français eurent été satisfaits par les premières lois sociales, d’autres soucis absorbèrent l’attention des pouvoirs publics : les difficultés financières, les débuts de la guerre d’Espagne, la détérioration de la situation internationale, la montée des oppositions. Il ne paraissait pas urgent de satisfaire précipitamment les revendications des étrangers, question délicate, généralement impopulaire et source de dépenses nouvelles. L’année 1936 est l’une de celles où l’immigration fut le moins traitée par les journaux de toutes tendances. En cette période du Front populaire, les Français pensèrent d’abord à eux-mêmes.