Le métissage a t-il un avenir ?
Au regard de l’histoire de l’humanité la question peut paraître saugrenue. Concernant ses formes contemporaines, le métissage se nourrit de l’échange et s’épanouit dans les nombreux et nouveaux espaces de rencontre, ces zones "interstitielles" (D.Shayegan). « Il y a une fissure en toute chose / C’est ainsi qu’entre la lumière » chante Léonard Cohen. Aux monologues, sourds à la pensée de l’Autre, aux relations déséquilibrées, de domination, il privilégie l’égalité relationnelle et des rapports « dialogiques », autrement dit des rapports où l’union de deux (ou plusieurs) logiques ne signe par la disparition de l’une ou des logiques en relation. Le métissage rime avec diversité ou polyphonie. L’extension coloniale et l’occidentalisation du monde, en provoquant la disparition de milliers de sociétés, de langues et de cultures, ont appauvri la diversité. De même, la mondialisation contemporaine peut conduire à une uniformisation des modes de vie et de pensée (par le marché notamment). Pour autant, au sein des sociétés modernes s’inventent de nouveaux brassages et de nouveaux métissages.
Le métissage des uns…
Pour nombre de contemporains, les bricolages et autres mélanges identitaires se résument à harmoniser le riz cantonnais et les nems du midi avec le couscous du soir, le cours de flamenco avec la séance de tai-chi, l’apprentissage d’une langue étrangère avec une virée à Marrakech et, pour les plus "écartelés", l’exotique souvenir d’une origine provinciale dans une capitale surpeuplée, cosmopolite et agitée. Cette nouvelle humanité progresse et avec elle une modernité ou une conscience métisse qui agite les cadres étriqués des frontières mentales héritées des histoires nationales et des fermetures identitaires. S’en accommode et s’en arrange aussi. Cette foule bigarrée et plutôt joyeuse se nourrit de littérature-monde et étrangère, de cinéma coréen, de world music, de décorations, de bijoux, de vêtements et autres arts ethniques, de goûts et de modes de vie importés. Ainsi va la vie de cette humanité en vadrouille et curieuse, avec son lot de découvertes et de retour à « l’essentiel » et aux « sources » inspiré par d’autres modes de vie mais aussi de dégâts (culturels, sociaux, écologiques) portés notamment par un tourisme mondialisé et mercantile.
… Et le métissage des autres
Les sociétés aussi se métissent, notamment par le fait des migrations. Le métissage est alors et d’abord une expérience individuelle qui est portée par les couples mixtes et leurs enfants ou les jeunes issus des différentes migrations. Ces jeunes garçons et filles grandissent au sein de plusieurs langues et cultures, plusieurs valeurs. Français à part entière, ils ont hérité d’une identité complexe faite de plusieurs appartenances ou références. Il leur est parfois difficile, douloureux, de faire admettre à leurs aînés ou à une société souvent sourde, que leur identité est composite, qu’elle est mouvante et qu’aucune tradition où ontologie ancienne, celle des parents ou de la société, ne suffit à traduire ou conscientiser (voir les polémiques autour des binationaux). Si la modernité métisse peut être réjouissante et distancée, l’expérience personnelle peut relever de épreuve, signe de « la condition exilique » (Alexis Nouss) et efforts pour "apprivoiser la schizophrénie" (D. Shayegan). « Les transitions entre le temps passé avec ma communauté ethnique et religieuse et celui partagé avec ma communauté sociale et sportive sont très difficiles. (…) Je dois faire preuve d’une profonde tolérance pour ne pas rejeter l’un ou l’autre de mes amis. Mais le vrai moi, où se situe-t-il ? (en fait, je ne sais pas, je suis dans la merde quoi ! » écrit Abdelkader Railane (En pleine face, Ex æquo 2011). Souvent, les mémoires sont interrogées… pour mieux s’en libérer : « le passé, c’est bien, mais jusqu’à en faire tant d’histoires ! C’est inutile » (Fadéla Hebbadj, L’Arbre d’ébène, Buchet-Chastel 2008).
La fin du métis ?
Cette épreuve travaille aussi les dynamiques identitaires des sociétés, inscrites désormais dans des cadres géographiques dilatés (Europe, espace méditerranéen, globalisation) et des temps élargis, mondialisés par l’arrivée de l’Autre, l’irruption de la périphérie au centre de la cité (Alexis Jenni, L’Art français de la guerre, Gallimard 2011). Ces processus, portés par les populations issues des migrations, les peuples créoles, les individus et les groupes placés à l’interstice des mondes et des cultures, s’étendent au point que les identités plurielles deviennent le lot commun. Le métis élargit la géographie de tous et enrichit les rêves de chacun, invente d’autres relations.
Pour le romancier Henri Lopes (Une enfant de Poto-Poto, Gallimard 2012) le métis "nous a appris à devenir des êtres humains. D’ici et d’ailleurs", et la notion "dépérira. Dans quelques décennies, peut-être avant un siècle, il n’y aura plus de métis, mais des Français, des Congolais, des Sénégalais, des Américains, blancs, noirs, bruns… Les "pur-sang" n’oseront plus se vanter de ce qui deviendra une tare".
Si ces processus en cours forment un possibles parmi d’autres, la question de l’avenir du métissage est saugrenue car la génétique, et notamment la génétique des populations, et depuis peu la génomique enseignent que « le métissage a été un processus continu tout au long de l’histoire de l’homme et que nous sommes tous, à différents degrés, des métis, puisque nos génomes sont faits de multitudes de segments d’ADN provenant de sources extrêmement variées ». Mieux : « le métissage était un facteur primordial qui a permis à nos ancêtres de mieux s’adapter aux nouveaux environnements qu’ils ont rencontrés durant leur périple à travers la planète » (Lluís Quintana-Murci, Le peuple des humains, Odile Jacob, 2021). Ainsi, le métissage accompagne l’aventure humaine depuis les temps les plus reculés. Tel est encore le cas. Tout laisse à penser que cela le sera encore, demain.
Mustapha Harzoune, 2022