Persepolis - Marjane Satrapi & Vincent Paronnaud
C’est à plus d’un titre que ce film inclassable a fait sensation au dernier Festival de Cannes, obtenant, après une standing ovation, l’enviable Prix du Jury et provoquant l’énervement des autorités iraniennes qui se seraient passé de cet honneur. Ratant de peu la Palme d’or, cette récompense a voulu marquer autant l’audace du sujet – un drôle de conte persan au féminin – que la forme insolite du récit et de la réalisation : l’adaptation à l’écran, après trois années de travail, d’une bande dessinée autobiographique, portée par la conjugaison des talents fusionnels de l’auteure Marjane Satrapi et du bédéiste Vincent Paronnaud. À cela s’ajoute, incroyable paradoxe pour un film d’animation aux personnages dessinés dans une fantaisie aussi souvent débridée qu’épurée, l’incroyable densite de l’interprétation vocale, avec Chiara Mastroianni dans le rôle de l’héroïne et de la récitante, Catherine Deneuve dans celui de la mère, et Danièle Darrieux, verte octogénaire, en grand-mère libertaire et polissonne. Dans ce casting de rêve, on oublie trop souvent – honneur aux dames ! – l’incomparable Simon Abkarian, qui campe un père tout en demi-teinte. Car sous les volutes et les arabesques, les traits incisifs et les divagations, les élans de sensualité ou les éclats de violence, les visages tendres et familiers ou les caricatures hostiles, les envols de pétales de jasmin, tout comme les actes de torture ou les bombardements, il s’agit bien d’un récit autobiographique.
C’est l’enfance, l’adolescence puis la transformation de Marjie en jeune femme iranienne, presque seule face à tous les obstacles qui s’opposent à l’éclosion harmonieuse – et combative – de sa féminité et de son iranité. Le film adapte, dans une fidélité plus libératrice que coercitive, la tétralogie éponyme parue aux éditions l’Association, entre 2000 et 2003, avec un succès considérable : 400 000 exemplaires vendus pour la seule édition française, et l’on sait que le retentissement du film tout comme la prédilection pour une certaine forme d’abstraction vont permettre une identification sans limites, de la Chine au Chili, d’Israël à la Corée... Tous les obscurantismes méritent leur volée de bois vert. Marjie est la petite “rejetonne”, rêveuse et entêtée, d’une famille de bourgeois libéraux “communisants”. À domicile, on mélange un peu la politique et les papotages, Karl Marx et le prophète – deux barbus ! –, la haine des usurpateurs Pahlavis et les bienfaits hypothétiques de la révolution. Au fond, sans prendre de risques, on ne vit pas si mal. Seuls les plus perspicaces – ou les plus courageux – ont vu le vers dans le fruit. Quand arrivent les grands chambardements, Marjie a eu le temps de forger son caractère : les leçons de la grand-mère libertine ou de l’oncle Anouche, l’inflexible opposant – lequel lui sculptera, du fond de sa prison, de l’espoir dans de la mie de pain –, vont l’aider à résister aux abus de la révolution islamique, aux huit années de guerre entre Iran et Irak – avec pour bilan une hécatombe de 1,5 million de morts – et à l’installation de la dictature des mollahs, qui éteint la musique, cache les femmes dans des sacs et fusille les opposants. Tout son entourage en convient, sa personnalité est trop forte pour tenir dans le carcan que le nouveau régime a taillé pour les filles. Ses parents, ayant encore quelques accointances pour espérer la faire sortir du pays, font le choix cruel mais salvateur de la séparation. Marjie rejoint alors le Lycée français de Vienne, en Autriche. Elle n’est pas au bout de ses peines et, malgré quelques épisodes hauts en couleurs – on a pour un temps abandonné le noir et blanc –, la très catholique Europe va révéler toutes ses noirceurs. Dans un ironique renversement des points de vue, c’est elle qui paraît exotique et déphasée. Malgré l’opulence, l’égoïsme ronge jusqu’aux poumons, et la solitude ou les fiascos sentimentaux y conduisent jusqu’à un lit d’hôpital. Les maigres censeurs iraniens avaient bien tort de s’alarmer et les gras donneurs de leçons occidentaux de se réjouir trop vite. Persepolis n’épargne personne, tout en respectant dans la critique un ordre de priorité, en soulignant l’absurdité d’un régime où les femmes sont à la fois diabolisées et “victimisées” : un régime qui trouve encore des alliés chez tous les amateurs de libertés conditionnelles.