Caramel
Nadine Labaki
À l’image de l’opération épilatoire dite “caramel” (une mélasse de sucre, de citron et d’eau bouillante), ce film est d’une brutale douceur. On vous explique. Voici la version libanaise de Vénus Beauté Institut, forcément plus épicée que l’originale. On est au cœur de Beyrouth qui, dans une période d’accalmie relative entre deux tempêtes, permet la coexistence entre les générations, les appartenances religieuses, les attirances sexuelles, les statuts sociaux. La dynamique Layale (Nadine Labaki, la réalisatrice, qui assure aussi le rôle principal) tient boutique de soins esthétiques et corporels qui fait aussi salon de coiffure, avec la collaboration efficace et volubile de ses employées et amies : Nisrine (Yasmine Al Masri), Rima (Joanna Moukarzel), Jamale (Gisèle Aouad) et Rose (Siham Haddad), comme si les derniers préjugés tombaient une fois franchie la porte d’entrée, dans ce quartier populaire qui permet déjà les mélanges et les transgressions. La clientèle y est aussi variée que le personnel. Les chrétiennes, les musulmanes ou les agnostiques s’y côtoient sans ambages. Il y a même parfois quelques hommes égarés dans ce gynécée papotant, froufroutant et complice, dont un gendarme aux moustaches viriles et sans équivoque, sans doute plus attiré par cette pépinière d’avenantes beautés que par de réels soucis cosmétiques. D’ailleurs, au final, pour les beaux yeux de l’une de ces soubrettes, il sera prêt à sacrifier les attributs les plus prisés de sa physionomie et de son autorité. Comme quoi rien n’est jamais définitif avec le machisme oriental le plus fougueux et démonstratif. De simples circonstances sentimentales peuvent entraîner un renversement de tendance ! Avec une légèreté qui nous fait les yeux doux, sans exclure la dent dure et le regard acerbe, le film expose et décortique les relations au féminin dans une société qui bascule dans la modernité (de façon un peu désordonnée), tout en restant tributaire des règles et des ragots en vigueur. En procédant par touches colorées, on devrait dire chatoyantes, Nadine Labaki fait entrer en jeu une galerie de portraits, de caractères et de situations. Layale aime un homme marié et leur liaison est condamnée à la dissimulation, dans une société qui s’en accommode beaucoup mieux que du scandale. À la veille de convoler en noces traditionnelles, Nisrine révèle qu’elle n’est plus vierge. Cherchez l’erreur ! Heureusement il y a tous les recours de l’hypocrisie et du bricolage gynécologique. Jamale, aînée du groupe, vit dans la hantise du vieillissement et en refuse toutes les manifestations pour garder sa place dans une société qui privilégie les apparences. Rose a sacrifié sa jeunesse pour prendre soin d’une sœur attardée mentale. Subrepticement, le glas de la saison des amours a sonné. Quant à Rima, dynamique shampouineuse, elle découvre peu à peu son homosexualité, incongruité majeure dans un univers où la sensualité a beau être omniprésente et polymorphe, les tabous font la loi et rendent impossible l’épanouissement au grand jour. On est prié(e) de laisser ses singularités au vestiaire. Heureusement, une mystérieuse cliente aux cheveux électriques vient lui offrir sa part de volupté et la force à enfreindre ses inhibitions. Le bilan de ce catalogue de destins perturbés pourrait ne pas être très gai, surtout si l’on y rajoute l’ombre toujours menaçante des discriminations ethniques, religieuses, résidentielles... Pourtant, l’ensemble est jubilatoire, tant le quotidien des filles reste optimiste, et leurs handicaps le plus souvent traités avec drôlerie pour ne pas sombrer dans le pathétique. Ce devait être la morale du film. Le déroulement des événements en a décidé autrement et imposé d’autres péripéties. À peine sorti du tournage, de son énergie, de son euphorie conviviale, les démons libanais se réveillaient, les conflits récidivaient et le pays se retrouvait en plein cauchemar. Les caramels tournaient à l’aigre. Alors, le film serait-il devenu imprudemment illusoire ? Non, car l’espoir reste de mise malgré les accidents de parcours.