Algérie, la guerre des mémoires
Éric Savarèse
Pour évoquer cette guerre des mémoires algériennes, Éric Savarèse part de la construction de la mémoire pied-noire. Il montre en quoi les mémoires deviennent un matériau, un objet d’étude pour l’historien dans le cadre d’une historiographie renouvelée ; comment les mémoires, constitutives de l’identité de groupe, sont construites, lissées, en vue, dans un premier temps, depermettre d’agglomérer le plus d’individus possibles, afin, ensuite, de faire valoir, dans l’espace public, la reconnaissance et les revendications du groupe ainsi constitué. Ce mécano mémoriel, savamment construit, masque alors la diversité des expériences individuelles – “La carte bigarrée des Français d’Algérie puis des pieds-noirs incite à la vigilance” écrit l’auteur – et entend concurrencer, délégitimer voire contrecarrer toute autre représentation. Il montre, après d’autres, que les mémoires de la guerre d’Algérie – celle des pieds-noirs, des harkis, des appelés du contingent, des enfants de l’immigration algérienne, etc. – poursuivent la lutte armée sous un autre mode, dans un contexte marqué, depuis les années quatre-vingt-dix, par un retentissant (et parfois abrutissant) devoir de mémoire et la multiplication de cérémonies mémorielles. Menées à tout va, ces cérémonies ne prémunissent en rien les jeunes générations (notamment) de reproduire les erreurs des aînés. Ainsi, à propos d’une autre page sombre de l’histoire nationale, Éric Savarèse écrit : “Aucune commémoration ne saurait remplacer le travail d’analyse et participer, à elle seule, à la construction de barrières morales contre l’antisémitisme, c’est-à-dire à la socialisation d’un humanisme à vocation universelle.” Plutôt que cette “socialisation d’un humanisme à vocation universelle”, le danger serait que les groupes de pression, ces gardiens, représentatifs ou autoproclamés, de la mémoire estampillée politiquement correcte, mémoire souvent idéalisée et souffreteuse, s’érigent non seulement en gardiens de la vérité historique – délégitimant l’œuvre et le travail de l’historien – mais aussi en juges, habilités à condamner tel ou tel historien, telle ou telle publication, telle ou telle contre-mémoire, en s’appuyant notamment sur la multiplication des “lois sur l’histoire” (1990, 1999, 2001, 2005). Propriétaires des laboratoires de recherche historique et, partant, du droit au doute et de la liberté de recherche, propriétaires des cours de justice et donc de la vérité, propriétaires du passé (pour parler comme Philippe Sollers), ils pourraient bien emprisonner la société tout entière dans les rets de représentations qui asservissent le présent au passé, sacrifiant notamment les véritables enjeux sociaux sur l’autel des figures d’un autre âge et des particularismes : “Le passé a donc changé de statut puisque, pratiquement réduit à n’exister que dans le cadre d’enjeux de mémoires, il n’appartient presque plus aux variables supposées explicatives du présent. Évoqué à travers le filtre de souvenirs collectifs, il est devenu à la fois objet de vénération collective, une ressource mobilisable dans le cadre de stratégies identitaires et un enjeu politique.” Plus grave, cette guerre des mémoires algériennes pourrait occulter l’un des défis majeurs du temps et de la société : la gestion des différences, la compréhension de phénomènes historiques importants (comme l’usage de la violence), dont certains (la colonisation notamment) sont consubstantiels non seulement à la République mais à l’État-nation français, enfin, last but not least, l’interrogation de ce qui fonde la communauté politique et le pacte social. Des questions qui concernent l’ensemble des citoyens, qu’ils soient ou non liés à l’Algérie.