Dictionnaire des mots français d'origine arabe.
de Salah Guemriche, préface d'Assia Djebar, éd du Seuil, 2007, 878 pages, 35 euros
Selon Henriette Walter, citée dans la préface de ce livre, sur 35 000 mots usuels de la langue française, 4 192 sont d’origine étrangère : 25 % viendraient de l’anglais, 16 % de l’italien, 13 % du germanique et, juste après, 6,5 % de l’arabe (entre 250 et 270 mots). Si, comme le fait l’auteur, on y ajoute les quelque 150 mots d’origine turque ou persane, passés au français via la langue d’Al Mutanabbî, alors, avec les 391 mots ici recensés par l’auteur, le pourcentage s’élève à 10 %, abstraction faite des mots d’origine également arabe qui désignent les étoiles. Ainsi, nos ancêtres ont beau être les Gaulois, sur le seul plan linguistique, les Sarrasins, Maures, barbaresques et autres mahométans ont peut-être davantage irrigué la langue nationale que les cousins, petits cousins et autres descendants de Vercingétorix... Pour chacune des 391 entrées de ce dictionnaire original (d’abricot à zouave), Salah Guemriche fournit une fiche étymologique et lexicographique savante, des données morphologiques et historiques précises où l’humour n’est pas forcément absent, le tout enrichi par une illustration littéraire. Comment prendre ce Dictionnaire des mots français d’origine arabe ? Cet ouvrage, qui a sûrement demandé à son auteur quelques années de purgatoire, peut-il se résumer, pour le lecteur, à une simple expérience gourmande, à une promenade à travers les siècles (depuis le Xe siècle en passant par cette période florissante qui court entre les XIIe et XVe siècles) entre les disciplines et les genres (mathématique, chimie, astronomie, architecture, vocabulaire médical, arts décoratifs ou de la table) et dans le patrimoine littéraire national (depuis Clément Marot ou Ronsard à Houellebecq, Yourcenar, Derrida, en passant par Rabelais, Voltaire ou Molière) ?
Ce livre est d’une prodigieuse érudition, mais cela n’étonnera que celles et ceux qui ont oublié (ou n’ont pas eu le bonheur de lire) Un amour de djihad(1), du même Salah Guemriche. Il est aussi placé sous le sceau de l’humanisme, celui, sans doute, qui guida l’auteur, dans Un été sans juillet(2). Pourrait-il n’être qu’une simple curiosité pour quelques fats désireux de briller dans les dîners en ville, une simple et belle corbeille de mots dans laquelle on picorerait nonchalamment ? Non ! il y a un sens à tout cela : le sens qu’une société – tiraillée entre la tentation du repli sur soi et le désir d’ouverture à de nouveaux imaginaires – veut donner à son avenir. En ces temps où l’Africain et l’identité nationale sont “essentialisés” à la vitesse d’un joggeur, ce dictionnaire rappelle que le moindre sens historique enseigne que le mouvement, les échanges, les compositions et les recompositions sont au cœur de toutes les créations humaines. Ainsi, les langues pures n’existent pas (pas davantage la langue arabe que la langue française, pourtant si sacralisées...) – tout comme les cultures ou les identités. Toutes se valent, dès lors qu’elles reconnaissent ce qu’elles doivent aux autres et à quel titre elles s’inscrivent dans l’histoire de l’humanité ; et qu’elles comprennent qu’elles ne sont pas, une fois pour toutes, figées dans le marbre froid d’une Histoire fantasmée.
À ces perspectives historiques ou scientifiques, on pourrait, plus simplement mais avec autant de force, ajouter le bon sens de l’écrivaine chinoise installée au Canada, Ying Chen : “Si on bloquait les courants – les frontières sont faites pour cela –, le monde serait trempé et pourri dans des eaux mortes.” Les langues voyagent, s’échangent, s’interpénètrent. Une langue qui n’emprunterait pas serait vouée à mourir. Certains mots sont passés par l’Espagne, d’autres par l’Italie, d’autres sont directement venus chez nous. L’arabe lui-même emprunta aux langues grecque, turque (colback ou cravache), persane (pilaf, taffetas ou tulipe), indienne (orange), berbère (couscous). Ainsi, nous parlerions tous arabe sans le savoir... et comme ce qui vient de cette vaste et diverse aire linguistique arabe n’est pas forcément triste, dévot, sombre ou mortifère, on lui doit notamment les mots suivants : cumin, curcuma, gingembre, hammam, alcool, alcôve, almée, zellige, caramel, moka, mousseline, kohol (khôl), nouba, odalisque et autres kémia – qui est aux pieds-noirs (mais pas seulement) ce que les tapas sont aux Espagnols. Les très modernes kif, niquer et zob itou. Autres incorrections avec les mots crouilles, bicot ou encore fissa qui, plus par ignorance que par faute de goût, à n’en pas douter, font baragouiner la langue arabe à quelques xénophobes pur sucre, férus de chasse à l’impureté... Dans sa préface, Assia Djebar explique combien ce dictionnaire est important pour cette jeunesse de France née avec – et par – les migrations de leurs aînés. Ainsi ces jeunes, conscients d’être les “héritiers d’un passé inventif”, pourraient vivre décomplexés par rapport à leur société d’accueil... En sommes-nous encore là ? Probablement. Pourtant, pourrait-on se prévaloir du glorieux passé et des plus honorables aïeux soient-ils, ce qui importe, ce sont les “bâtardises” (pour reprendre l’expression d’Amin Maalouf) dont cette jeunesse de France est porteuse... pour elle et pour
la société tout entière. Il en est des hommes comme des langues.