Chamboula
de Paul Fournel
Paul Fournel est président de l’Oulipo. Voilà qui peut fournir une indication sur l’écriture de ce livre, un des meilleurs sur le sujet – l’irruption de la modernité dans le “Village fondamental” et les processus migratoires –, où l’auteur pousse loin le jeu des possibles et des bifurcations, les jeux de la langue et des mots. Le registre est simple, fluide et ludique. La phrase est courte. Les histoires sont mêlées. Les images et les expressions claquent, limpides et éclairantes. Les diverses directions empruntées par les personnages et les événements du récit – en fait plusieurs en un seul – ne peuvent se résumer au simple fait d’une forme narrative particulière, propre à susciter chez le lecteur des émotions et des (re)constructions mentales. Plus fondamentalement, elles disent le champ des possibles, la croisée des chemins et la multitude des options ; le jeu infini des causes et des effets. “L’histoire a plus d’imagination que les hommes”, écrivait déjà Marx. Mais lorsqu’un poète tient la plume pour écrire cette histoire... Chamboula raconte donc l’irruption de la modernité – de la civilisation comme le dénonçait déjà le Marocain Driss Chraïbi – dans un village africain. Chamboula est une charmante et efficace dénonciation du colonialisme et du néocolonialisme, du pillage des richesses et de la corruption des dirigeants africains. Il décrit l’immigration, celle des clandestins et celle, “choisie”, des cerveaux. Les bandes armées y sont instrumentalisées par des organisations internationales et les guerres tribales fomentées pour enrayer d’improbables processus démocratiques. Les profits des marchands et autres combinards se payent par la déstructuration sociale et culturelle. L’argent fait roi, la beaute et la connaissance prennent l’escalier de service. Chamboula s’ouvre sur l’arrivée d’un réfrigérateur dans le “Village fondamental” et se referme sur une ville pour retraités blancs. Entre, plus d’un siècle d’histoire moderne et des personnages savoureux et emblématiques. Il y a là la belle Chamboula, mais aussi Boulot, figures de l’immigré ; SAV, le marchand représentant d’une firme étrangère ; le chef du village, corruptible et corrompu, Kolou, le chef, lui, des “Rienfoutants” ; Bami, qui rêve de devenir un footballeur de renommée planétaire ; Grandes Cuisses qui veut devenir cycliste et faire le tour du Faso ; M. Trigalop, lui, se frotte les mains à l’idée d’ouvrir un village- vacances... Il y a des “crocodiles révolutionnaires”, l’âme des morts pleure sous la forme de geysers noirs et la main d’un ancêtre sort de dessous terre pour pousser la première pierre de la ville en construction... Quand la modernité frappera le “Village fondamental”, ils seront deux à partir : la belle Chamboula et Boulot. Chamboula ira recréer un village de femmes, “quitter le bruit et l’agitation des hommes venus d’ailleurs, ou transformés par la nouvelle vie et qui ne savent plus respecter la beauté. Pire encore, ils ne savent même plus la reconnaître.” Il est vrai que “les femmes n’ont jamais raison sur la vitesse du monde”. Boulot, figure multiforme de l’émigré-immigré, clandestin débarqué au métro Château-d’Eau ou intello de la rue d’Ulm, représente aussi la curiosité, l’initiative, l’intelligence. Quand l’histoire se termine, personne n’a pu ralentir, freiner et encore moins arrêter “la vitesse du monde”. Personne n’a pu non plus éclaircir “le regard noir de la modernité”. “La situation est normale”.