Un sultan à Palerme
de Tariq Ali
Tariq Ali est une figure importante de l’extrême gauche antilibérale britannique. Écrivain, historien, journaliste, éditeur et producteur d’origine pakistanaise, il est né à Lahore en 1943. Il est difficile de croire que quand ce militant – engagé depuis des décennies dans les luttes de son temps – en passe par le roman historique, ce n’est pas d’abord pour entretenir ses contemporains de faits et de débats bien actuels. De quoi s’agit-il ? Nous sommes en 1153. La fin du règne du très chrétien roi Roger de Sicile, alias le sultan Rujari, approche, avec sa prochaine disparition. Roi clément, éclairé, il permit la cohabitation harmonieuse des “Nazaréens” et des “Croyants”, sur cette île dont on oublie parfois qu’elle fut, comme la lointaine Andalousie, terre de tolérance et d’intelligence. Avec l’âge, le pouvoir du roi décline, contesté qu’il est par les évêques et les barons normands, de Pouille ou de Messine. Ces derniers exigent la mort de Philippe de Mahdia(1), son plus fidèle conseiller, l’homme le plus puissant du royaume après Rujari. Philippe est accusé de félonie et d’avoir secrètement conservé sa foi mahométane. Ce qui est vrai. Mais derrière cette accusation se cache un autre projet : en finir avec la présence musulmane en Sicile et déclarer la guerre aux émirs. Au côté de Philippe, le loyal et métis serviteur, il y a Idrisi, le célèbre géographe. Le savant musulman est l’ami de Rujari. L’amitié des deux hommes résistera-t-elle aux coups de boutoir d’une guerre fomentée notamment par Antoine, le moine de Cantorbéry ? Cet Antoine “est affligé d’une passion religieuse, chose qui, j’en ai peur, frise toujours la folie, quelle que soit la religion”, prévient Philippe. Au cours de cette seconde moitié du XIIe siècle, la barbarie est chrétienne. Pour autant “nous avons nos propres barbares qui brûlent les livres de nos plus grands philosophes et sévissent contre les poètes. Si les vrais barbares et les nôtres venaient à s’allier un jour, nous n’aurions pas assez d’Allah pour nous aider”... Idrisi dixit. Derrière les secrets d’alcôve, la vie amoureuse d’Idrisi avec la belle Mayya et sa sœur Balkis, sa vie familiale mouvementée, ses recherches savantes et son projet d’écriture d’une géographie universelle, Tariq Ali décrit ce moment particulier qui voit une société tomber dans les eaux tumultueuses du fanatisme et s’éloigner des rivages sereins de la paix et de la concorde. Roman historique – le premier d’un quintet,selon son éditeur – passionnant, riche de plusieurs facettes et évocations (art de vivre, amour, poésie, science, théologie...), Un sultan à Palerme est écrit par un homme soucieux de ses contemporains. Aussi l’évocation de ce XIIe siècle sicilien est-il surtout le prétexte pour l’auteur de parler de révoltes, celle plus sociale que religieuse animée par l’Éprouvé, ermite adepte de la philosophie d’Ibn Rushd (Averroès) qui enjoint les humbles à se soulever contre les maîtres du temps. Bien sûr, la brûlante question des civilisations est posée : choc ou pas choc ? À son procès jugé d’avance, Philippe de Mahdia lance : “Si vous nous anéantissez, vous vous anéantirez.” Mise en garde prémonitoire qui rappelle les vers du poète palestinien Mahmoud Darwich : “‘Lui ou Moi’, / Ainsi débute la guerre, Mais / Elle s’achève par une rencontre embarrassante, / ‘Lui et Moi’.”(2) À n’en pas douter, les bigots et autres puissants jugeront blasphématoire ce sultan à Palerme, tant les personnages de Tariq Ali raillent le fanatisme, les pouvoirs politiques et religieux du monde arabe et musulman. Ainsi au djihad des va-t-en-guerre ne serait-il pas plus tentant de substituer “les cinq fornications obligatoire du djihad selon Abou Nouwas”. Le poète comptait déjà quelques longueurs d’avance sur les jeunes de 68 et leur fameux “faites l’amour, pas la guerre”... Pourtant, le lecteur sort comme groggy de sa lecture, ne sachant trop vers quel saint se tourner pour espérer : au XIIe siècle, en Sicile, ce seront les forces de destruction qui resteront victorieuses. Aujourd’hui, les mêmes forces sèment la mort à Bagdad, “la ville qui sera toujours à nous. La ville qui ne tombera jamais”, pensait Idrisi. Scepticisme ou pessimisme risquent de gagner. À moins de se tourner vers Ibn Hamdis, le poète de Syracuse : “J’ai épuisé les énergies de la guerre / J’ai porté sur mes épaules les fardeaux de la paix.” Les “fardeaux” de la paix.