Le Dîwân de Bagdad, le Siècle d’or de la poésie arabe
Traduit de l’arabe, présenté et annoté par Hoa Hoï Vuong et Patrick Mégarbané Actes Sud-Sindbad, 2008, 168 pages, 16 euros
Il fut un temps où Bagdad brillait de mille feux. De mille autres feux. Il fut un temps où Bagdad était la capitale du monde. Un temps où savants et poètes embellissaient l’esprit de leurs contemporains. Tout cela était bien avant la main mise des imams sur les âmes et sur les corps. Tout cela était bien avant G. W. Bush. Bien avant Saddam Hussein lui-même. Nous sommes entre la fin du VIIIe siècle et le mitan du Xe. Quelque cent cinquante années appelées le “Siècle d’or de la poésie arabe”, avant que la culture n’élise domicile du côté de Cordoue, Alep, Samarcande ou Ispahan. En ce temps-là Bagdad était un centre important de la mondialisation. Aujourd’hui “les écrivains voyageurs” se retrouvent à New York, à Londres ou à Saint-Malo. Hier, ils accouraient dans la “gigantesque” cité abbasside fondée en 762 par Abu Djafar Al-Mansûr, au point même qu’“à partir de la seconde moitié du VIIIe siècle, la gloire des lettres arabes leur revient en grande partie”. À commencer par cet Ibn ar-Rûmi – à ne pas confondre avec le célèbre mystique persan Jalal al-Din Rûmi – dont le nom, que l’on pourrait traduire par “occidental” ou “étranger”, lui vient des origines grecques de son père. Du beau monde et des grands esprits donc, qui chantent l’amour et le vin, tel Abû Nuwâs : “Allons, sers-moi du vin, et crie de vive voix : / Voici le vin ! Verse sans peur, que tous te voient. / La vie, qu’est-ce ? Un néant, hors des heures d’ivresse. / Plus l’ivresse s’accroît, moins pèse la tristesse. Rien de plus faux qu’un sobre esprit de bon aloi / C’est bégayer qu’il faut, au trébuchet de l’âme. Livre le nom de ton amour, et crie ta flamme / Sans plus t’embarrasser de faux noms, va, dévoile, / Que le plaisir jaillit d’autant mieux hors des voiles, / Qu’il faut oser l’effronterie avec violence / Et joindre l’impiété à ses impertinences [...].” Cette poésie célèbre la ville, la nature ou la chasse, elle pleure aussi le temps qui passe, ainsi chez Ibn al-Mu’tazz entend-on : “Je n’ai plus de désir, et ma jeunesse enfuie / De plaisir en plaisir s’est consumée sans bruit. / Mais sitôt que je joue au jeune homme volage, / Ma tête chenue rit avec mon entourage.” Ces poètes manient avec maestria la satire, le panégyrique ou le genre sapiential, bousculent sans les renverser pour autant les Anciens : “Laisse-le vent du sud disperser les vestiges / Et le siècle nouveau malmener leur prestige”... Ils élaborent ainsi les nouveaux canons de la modernité, manient la métaphore et l’ambiguïté qui, déjà, “contrevient à l’exigence de certitude des dogmes religieux”. Car cette poésie arabe “compose” avec les mécènes, puissants protecteurs, avec les sourcilleux grammairiens et les tristes religieux, avec les gardiens de la tradition. Elle “compose” entre innovation et tradition, entre désert et ville, entre génie poétique et habileté politique et, peut-être déjà, entre l’appartenance au groupe et l’individu : “Tu prendras place au fond du tombeau, seul”, prophétise poétiquement Abû l’Atâhyia. Ils sont 25, offerts en délectable pâture à des lecteurs sans doute peu coutumiers de ces mets. Il y a là les incontournables : Abû Tammâm, Ibn ar-Rûmi, Ibn al Mu’tazz et l’immense Abû Nuwâs. Il y a aussi Bashshâr Ibn Burd, d’origine perse, Kulthûm Al-Attâbi, mutazilite persophile, Al-Husayn ibn al-Dahhâk – dit “le Débauché” – et à qui Abû Nuwâs lui-même aurait “emprunté” quelques vers... Pour ne pas “exhiber le passé comme une dépouille mortelle”, comme l’écrivait Driss Chraïbi, terminons par ces quelques vers d’Al Hamdawi, d’une troublante actualité : “D’aucuns, en ce monde, ont l’argent en partage. / Mais nous, qui sommes-nous ? De pauvres personnages, / De tristes spectateurs qui reluquent de près / Le monde en soupirant. Que sommes-nous de vrai ? / Des mots dénués de sens, un inepte verbiage.”.