Chronique livres

English

de Gang Wang, traduit du chinois par Pascale Wei-Guinot et Emmanuelle Péchenart, éditions Philippe Picquier, 2008, 462 pages, 22 euros

Une fois de plus, dans ce roman chinois, il est question de Révolution culturelle. Mais ici nous sommes à Ürümqi, au pied du Tian Shan, en pays ouigour, dans la province de Xinjiang à l’extrême ouest de la Chine, bien loin de Pékin. Si cette période “où le bonheur était rouge du sang versé” imprime sa marque sur les êtres et les événements, ce qui compte, ici, est la relation qu’un gamin, Liu Aï, entretient avec un dictionnaire de langue anglaise et son propriétaire, Wang Yajun, le professeur d’anglais tout juste débarqué de Shanghai : “Lorsque Wang Yajun était passé pour la première fois près de moi, cette odeur prenante m’avait soudain fait comprendre qu’il pouvait y avoir de belles choses au monde.” Car ce Wang Yajun détonne. Parfumé, toujours bien mis, raffiné, pondéré en toute chose, l’homme demeure enthousiaste et souriant. Pourtant, dit le père à son fils : “Tu imagines, en se parfumant ainsi dans une période pareille, Wang Yajun ne pouvait que s’attirer des ennuis.” Des ennuis et des ragots, le professeur y aura droit... Jamais, pourtant, il ne se départira de son sourire : “Son sourire amène et réservé me rend infiniment triste, encore aujourd’hui, chaque fois que je pense à lui, je m’interroge : pourquoi suis-je triste quand son sourire me revient en mémoire ?” Là est la force de ce livre, ces réminiscences humanistes et lumineuses sont évoquées avec distance et raffinement, jamais salie par la boue noire de la terreur et de l’horreur. L’énergie de l’enfance, le regard vif et curieux de Liu Aï sur le monde se mêlent à la mélancolie et à la mansuétude que porte l’adulte sur le gâchis et l’ignorance qui se répandent et broient les hommes et les vies. “Voler” est “le mot-clé de ce roman.” Dans English, ce sont les existences, l’intimité des corps, les secrets les mieux gardés, un dictionnaire ou un billet de cinq yuans qui sont volés. Si, bien plus tard, le narrateur devenu adulte déclare, à propos de Wang Yajun, avoir été “contaminé” par le “parfum de son corps”, le lecteur sait qu’il s’agit d’une contamination plus envoûtante encore : “Wang Yajun, toi qui tel un soleil fait tout rayonner sur son passage, / Là où tes pas te mènent, ohé, ohé, là où tu vas,le peuple est libéré.”Liu Aï est curieux, écoute aux portes, ouvre les tiroirs de ses parents – eux par ailleurs si jaloux de leurs intimités respectives –, observe, caché dans les branches d’un arbre, ce qui se passe dans le logement de son professeur d’anglais... “Un garçon qui agit au mépris de tout principe sans en éprouver la moindre indignité, sans le moindre scrupule, n’était-il pas symptomatique de la dégénérescence de l’espèce ?”, interroge l’auteur selon une technique souvent répétée : interpeller le lecteur, l’inviter à réfléchir pour faire sien ce qui semble être le sel de ce texte – montrer la complexité des comportements, les paradoxes et les faiblesses des êtres. Fils unique d’une famille d’intellectuels – le père et la mère sont architectes –, Liu Aï raconte tout, les bassesses et les lâchetés des adultes, les compromis, l’éveil des sens, les premières séances de masturbation pour calmer un corps torturé par le désir, son amour pour la belle et noble Hajitaï, prof de ouighour, une erzhuanzi, c’est-à-dire “de double ascendance”, ouighour et han. La prouesse d’English est de n’enfermer aucun des personnages dans un jugement hâtif, asséné avec la force de la certitude. L’ambivalence et le doute sont au cœur des événements ici rapportés, y compris les plus sordides : l’adultère, la dénonciation, la jalousie et même le meurtre... Aux “anomalies” d’une “une période de souffrance, où un professeur d’anglais, dans sa solitude, n’avait qu’un enfant en face de qui épancher son cœur”, se mêlent les contradictions et les fragilités d’une humanité malmenée.