Hitler à Chicago
de David Albahari, traduit du serbe par Gojko Lukic, éd. Les Allusifs, 2008, 211 pages, 18 euros
David Albahari, né en Serbie (plus exactement à Peć, au Kosovo) en 1948, vit depuis 1994 à Calgary, au Canada. De cet auteur d’une vingtaine d’ouvrages comprenant des romans dont la plupart ont été traduits en français, aucune nouvelle n’avait paru en France avant Hitler à Chicago. Les douze récits qui composent ce recueil parlent d’exil, d’identité et de la découverte de la société canadienne. La littérature, le statut de l’écrivain, les références littéraires – dont Nabokov ou Isaac Bashevis Singer – composent l’autre thème majeur du livre, à commencer par la nouvelle qui lui donne son titre. Pendant son voyage de retour d’un déprimant colloque européen d’écrivains de l’ex-Yougoslavie, le narrateur relit un livre de Singer. Sa voisine lui raconte qu’elle a vu – ou cru voir – Hitler à Chicago, qu’elle en a parlé à Singer au cours d’une nuit entière passée à converser avec lui et que le romancier juif a transposé cette conversation dans une nouvelle figurant Hitler à New York. “Avez-vous vraiment vu Hitler à Chicago ?”, lui demande alors le narrateur. “Tout un chacun doit voir Hitler une fois dans sa vie, a-t-elle dit. Il n’est pas nécessaire pour cela d’aller à Chicago.” A-t-elle réellement vu Hitler à Chicago ? A-t-elle inventé toute cette histoire ? Ces interrogations entre fausse naïveté et vraie gravité ou entre rêve et réalité sont comme des pièges tendus, à l’instar de cette phrase, dans la dernière nouvelle : “Écrire est une illusion, une perte de temps, c’est porter de l’eau à la mer, c’est un vain effort amoureux.” “Lolita”, qui ouvre le recueil, offre d’entrée une clef de l’écriture de D’Albahari : “Chez toi [...], au vide succède un vide plus grand encore, comme une succession ininterrompue de béances, comme si l’écriture, le récit lui-même, n’était que la substitution d’une chute sans fin.” Cette chute commence avec “un pays qui n’existe plus”, et se poursuit dans l’exil : “En fait, la détermination et la fermeté m’avaient déjà quitté dans l’avion. Pendant le vol, alors que je croyais m’éloigner de plus en plus du gouffre bouillonnant en plein effondrement, je m’approchais de plus en plus, sans le savoir, d’un autre abîme, caché en moi, tout aussi bouillonnant et vide, tout aussi criblé de doutes et d’hésitations.” L’exil, c’est encore le vide et la solitude, un passé qui se dérobe, un avenir à construire, une “débâcle”, aussi, et l’image d’un corps démantelé : “Si tu veux savoir quel mot résume ma vie ici, écrivait Zoran à Igor, ce mot c’est : débâcle. Que je marche ou reste immobile, que je sois couché ou assis, que mes yeux soient ouverts ou fermés – je me sens toujours ainsi : comme si des parties de moi-même essayaient de fuir un centre qui, de par la nature des choses, devrait les tenir réunies.” David Albahari décline avec simplicité mais force cet exil, qui peut être une saison, une couleur, le blanc de la neige – “C’est peut-être à cause de cette blancheur perpétuelle que les gens de ‘chez-nous’ ne cessent de parler de retour.” La solitude, la culpabilité et même la trahison hantent celui qui est parti : “Pendant que d’autres se battent, m’avait dit mon frère, toi, la queue basse, tu traîne ta chienne et votre portée par-delà l’océan.” L’exilé découvre “un pays fou”, une histoire et un quotidien hantés par la pénétration coloniale, la domination culturelle : “Si l’homme blanc ne sait pas quelque chose, [...] est-ce que ça veut dire que personne ne sait rien ?”, interroge Nuage d’Orage, un Indien siksika. Dans la nouvelle “Un Pays fou”, il est question d’aliénation, d’un engrenage infernal porté par le rythme torrentueux d’une phrase longue de vingt pages. Sveto et Smilia immigrent au Canada, ils sont emportés par une force qui les dépasse, les privant de toute liberté : “[...] c’est un pays fou, il n’y a pas à dire, sauf qu’il faut y bosser du matin au soir, et ça ne veut pas dire que vous en aurez pour autant plus qu’il ne vous en faut, vous en aurez plutôt moins que plus, ce que Sveto n’arrive vraiment pas à comprendre, mais c’est ça le capitalisme, mon vieux, lui a dit Vasso, au foyer de la communauté confessionnelle serbe [...].” Résultat, ils ne savent même plus pourquoi ils sont venus au Canada... L’exil, c’est aussi être exilé de soi-même. David Albahari, l’un des plus importants écrivains serbes de sa génération, décentre le regard et offre à ses lecteurs l’occasion de toucher une réalité qui va au-delà de la question migratoire. C’est un écrivain “qui invente des trucs”, des “trucs” pour montrer dans quoi ses contemporains sont immergés. Corps et âme. Jusqu’à s’oublier. Jusqu’à la folie.