Éditorial

La logique harmonieuse du chaos

Rédactrice en chef de la revue et responsable des éditions du Musée de l'histoire de l'immigration

Depuis les années 1990, la réalité des frontières semble s’être inversée puisque l’on est passé d’un monde où les Etats contrôlaient leurs frontières en les fermant de l’intérieur à un monde où le droit de sortie s’est généralisé, mais où le droit d’entrer ailleurs est devenu de plus en plus difficile pour les deux tiers de la population de la planète. Cette nouvelle situation nous incite à réfléchir à la question du droit à la mobilité comme droit de l’homme pour le XXIème siècle et aux rôles actuellement dévolus aux frontières. Car ces frontières semblent de nos jours être multiples, ayant chacune leur logique, leur efficacité et leur périmètres : imaginaires, imaginées et mises en œuvre avec la chute du « rideau de fer », par exemple celles entre l’Occident et l’Islam, Schengen (les visas), Frontex (la mise en commun des polices européennes avec des instruments militarisés), les frontières technologiques (empreintes digitales d’Eurodac), les murs, les camps, les centres de rétention et zones d’attente, l’Autre dans les représentations et au quotidien, dans l’immigration et l’exclusion urbaine etc.

Ce dossier se propose d’explorer, dans une vision géopolitique la plus large possible, certaines de ces frontières emblématiques : en mer méditerranée (avec les îles de Malte, de Lampedusa, le détroit de Gibraltar et le passage par les Canaries, l’enclave espagnole de Ceuta-Melilla), entre les  Etats-Unis et  le Mexique, entre Russie et Chine, entre Israéliens et Palestiniens, entre l’Inde et le Bangladesh, parfois encore au loin (Mayotte/Comores, Guyane/Brésil et Suriname) et à distance (externalisation des frontières avec les accords bi et multilatéraux de réadmission des sans papiers dans les pays de départ et de transit), pour en analyser les modes opératoires et les conséquences sur les territoires et les populations concernées, mais aussi en termes de souveraineté nationale et de politiques publiques ou relations internationales.

Une attention sera portée si possible aux frontières propres à l’Europe : anciennes et nouvelles frontières, entre nationaux et étrangers, entre Européens et non Européens, et concerneront la gestion des visas (cartes), les réseaux de passeurs, les réalités des sans papiers, des harragas, du trafic (trabendo, prostitution). Certaines frontières se sont ouvertes, à l’est, d’autres se sont fermées, au sud. Des articles pourront évoquer les questions d’hommes-frontières du passé et du présent : passeurs, contrebandiers, douaniers, réfugiés, apatrides, nomades, binationaux, migrants pendulaires, saisonniers, frontaliers, touristes, ou bien analyser le rôle de villes-frontières : Berlin (mur), Istanbul,  Marseille, Le Havre, Kaliningrad etc.

La situation de la France avec la succession de politiques de fermeture et d’ouverture des frontières, sur le territoire et à distance (une quinzaine d’accords bilatéraux de reconductions à la frontière avec les pays du sud), des centres d’accueil mais aussi de rétention (Arenc au début des années 1980, Sangatte fermé en 2003, la "jungle" de Calais, rasée en 2009, Vintimille et le passage des Tunisiens en 2011) sera ainsi replacée dans un contexte plus large. Les représentations des frontières dans l’imaginaire français, dans leur grande diversité pourront également faire l’objet de propositions de texte pour déceler la complexité des relations qui nous lient avec les étrangers, symboles de la peur de l’invasion mais aussi levier d’une mobilisation associative qui ne faiblit pas sur plusieurs décennies.

Ce dossier servira d’ouvrage d’exploration scientifique dans la conception d’une exposition programmée par le Musée de l’histoire de l’immigration, sous la direction de Catherine Wihtol de Wenden et de Yvan Gastaut, et prévue en 2015.