1983, tournant médiatique de l'immigration en France
Introduction
Surmédiatisée, démultipliée, source de promesses autant que d’angoisses, la « question » de l’immigration est omniprésente dans l’actualité de cette année 2016. Les débats mettent en scène une passion débordante sur les thèmes de la déchéance de la nationalité, de l’accueil des réfugiés ou encore de la radicalisation islamiste. Et bien d’autres encore. La situation n’est pas nouvelle : depuis plus de trente ans, l’espace public français s’enflamme sur ce sujet plus que tout autre parce qu’il pose ouvertement ou en filigrane la question de l’identité dans toutes ses dimensions.
Ce numéro d’Hommes & Migrations propose de remonter aux sources de cette mise en lumière de l’immigration dans les médias français, pour le meilleur et pour le pire. Dans le cadre d’un pro- jet scientifique piloté par le laboratoire URMIS (Unité de recherches Migrations et Société) au sein des universités de Nice et de Paris-VII, et financé par l’Agence nationale de la recherche (ANR), une équipe de chercheurs, d’historiens, mais aussi de sociologues, de politologues, d’anthropologue et de psychologues, a été mobilisée entre 2012 et 2016 afin de travailler sur l’évolution des stéréo- types autour de l’altérité. Son originalité consiste à explorer un support spécifique : les écrans que sont le cinéma, la télévision puis internet. Le projet qui s’ordonne autour de l’acronyme ÉcrIn (Écran et Inégalités) a initié une réflexion autour de la place réservée aux minorités sur les écrans français depuis la fin de la guerre d’Algérie.
À l’heure où des politiques de réduction des inégalités liées aux origines se développent depuis une dizaine d’années en France et dans une Europe dont les principaux pays membres clament l’échec du multiculturalisme, les sciences humaines et sociales ne disposaient que de peu de travaux de référence dans le domaine des inégalités médiatiques et de leurs effets. Pourtant, depuis cinq décennies marquées par l’accélération de la production, de la dif- fusion et de la consommation des images animées, d’une part, et par la récurrence de la « question de l’immigration », d’autre part, les problèmes sociaux et politiques engendrés par cette métamorphose de la société française sont omniprésents. Si promouvoir « l’égalité des chances » sonne comme une antienne depuis quelques années (notamment depuis le colloque « Ecrans pâles » organisé par le Conseil supérieur de l’audiovisuel en 2004 à Paris), force a été pour ces chercheurs de constater que le vœu pieux qui consisterait à ne plus remarquer le caractère flagrant de certains déséquilibres ne se concrétise pas complètement sur les écrans. Même si des progrès ont été réalisés en la matière.
Dès lors, la question des inégalités dans les représentations devient un enjeu majeur dans une France plurielle. Le choix de cette équipe s’est concentré sur l’un des stéréotypes les plus communs et les plus éculés : celui de l’« Arabe », qui n’a pas de valeur en soi si ce n’est du point de vue des représentations, des fantasmes et des raccourcis sémantiques. Les figures de l’« Arabe » sont multiples, confuses et enchevêtrées depuis 1962 en France : le « fellaga », « harki », « travailleur immigré », « Palestinien », « Maghrébin », « émir du pétrole », « musulman », « Beur », « épicier », « jeune de banlieue », « islamiste », « djihadiste », etc.
Si, d’une part, la diversité a pu longtemps faire défaut à l’écran, d’autre part, lorsqu’il s’agit d’évoquer « les immigrés », l’« Arabe » apparaît le plus souvent en première ligne. L’inégalité dans la représentation des « Arabes » – ici entendue comme une forme de discrimination naturalisée à l’écran – prend sa source dans différentes séquences historiques. Cette caricature médiatique et son impact dans l’imaginaire national sont articulés à d’autres inégalités formalisées ailleurs : dans le monde du travail, dans la vie politique ou dans les milieux culturels. Cette question est justiciable d’une ana- lyse tenant compte du postulat suivant : les images animées produisent des formes de lien social et sont des outils privilégiés pour l’observation de l’évolution de histoire contemporaine de la société française dans son rapport à l’altérité avec ses tournants et ses moments de rupture.
Comme cela a déjà été étudié par le passé dans le cadre de colloques d’histoire militaire, politique et diplomatique, notamment autour d’années décisives comme 1917 ou 1942 dans le contexte des deux conflits mondiaux, ou bien des années 1956, 1962 ou 1968 dans le contexte de la guerre froide et de la décolonisation, l’équipe du projet EcrIn, à l’issue d’un long travail de dépouillement d’archives audiovisuelles et d’autres sources comme la presse en général, a repéré l’année 1983 comme un moment décisif de l’évolution des représentations de l’immigration en France.
Le présent numéro, inspiré d’un colloque organisé en mars 2013 par l’URMIS et le laboratoire Communication et politique (LCP) aux Archives Nationales, en partenariat avec l’Institut national de l’audiovisuel (Ina), les associations Pangée Network, Génériques et Achac (Association pour la connaissance de l’Afrique contemporaine), apparaît comme une sorte d’exercice de style à travers lequel chacun des auteurs a joué le jeu de l’analyse en profondeur d’une thématique émergente cette année-là. Bien entendu, il ne s’agit pas de dire que tout a changé en 1983. En amont, dès le début des années 1980 (1981 notamment), certaines problématiques sont déjà en place. On peut même considérer qu’un premier tournant médiatique se produit en 1973 avec la prise de conscience d’un racisme longtemps nié au sein de l’opinion publique. De même, en aval, les années 1984 et 1985 sont aussi très riches en matière de médiatisation de l’immigration. Du coup, plutôt que se focaliser sur 1983, d’aucuns pourraient objecter que la bonne séquence serait la période 1981-1985.
Néanmoins, il est indéniable que beaucoup d’éléments nouveaux et décisifs surgissent précisément en 1983 comme nous allons le voir. Alors que les premiers historiens de l’immigration que sont Ralph Schor, Janine Ponty ou Gérard Noiriel s’emploient à terminer leur thèse de doctorat, qu’un Fernand Braudel s’interroge sur l’identité française et qu’un Pierre Nora s’apprête à éditer le premier volume de sa somme sur les « lieux de mémoire », la société change. Elle s’annonce multiculturelle et une partie du corps social entend l’assumer. Pourtant, la « question » de l’immigration existait déjà avant, bien avant : les Trente Glorieuses ont été celles de l’arrivée de nombreux étrangers. Les médias évoquaient le sujet, certes, à travers l’accueil qui leur est réservé, la relation au pays d’origine, les actes racistes, la vie en bidonville, le travail sou- vent très dur et les conséquences de la crise économique. Mais jamais avec l’intensité de l’année 1983 qui inaugure une nouvelle ère des relations entre médias et migrations.
Deux ans après l’élection de François Mitterrand à la présidence de la République et en même temps que le « tournant de la rigueur », que s’est-il passé qui ait provoqué la durable médiatisation de l’im- migration ? Sans doute une concomitance de facteurs favorables prouvant que les temps étaient venus pour faire de ce sujet un enjeu de préoccupation majeur.
D’abord, 1983 est l’année de la Marche pour l’égalité et contre le racisme. Cet événement dont parle Piero Galloro dans ce numéro, parti de Marseille dans l’anonymat et conclu en apothéose début décembre 1983 à Paris avec la réception si symbolique des « marcheurs » à l’Élysée, apparaît comme une promesse et provoque un mouvement de sympathie et de liesse pour les « jeunes issus de l’im- migration » surnommés les « Beurs ». Les Français découvrent à travers quelques-uns de ces marcheurs la volonté des « jeunes issus de l’immigration » de devenir français et de s’intégrer, à la différence de la génération précédente, souvent tournée vers le pays d’origine. L’émergence de cette figure médiatique est étudiée par Édouard Mills-Affif. En même temps, l’immigration en 1983 concerne toujours les « travailleurs immigrés » de la « première génération » investie dans les durs conflits de l’automobile comme le présente Stéphane Kronenberger. De son côté, Abderahmen Moumen s’intéresse à l’image des « harkis ». 1983 est aussi l’année de la médiatisation des « banlieues », comme le développent Ludivine Bantigny, à travers la visite de François Mitterrand au quartier des Minguettes à Vénissieux le 10 août 1983, et Claire Sécail, qui revient sur un tragique fait divers très médiatisé : la mort du petit Toufik le 9 juillet 1983 à La Courneuve.
En 1983, la stigmatisation de l’islam commence à investir les écrans : si aucun article spécifique n’y est consacré, le thème apparaît en filigrane dans plusieurs des contributions de ce numéro. Cette émergence n’est pas sans lien avec la montée bru- tale du Front national, notamment lors des élections municipales à Dreux. Analysée par Alec G. Hargreaves, cette nouvelle donne politique de 1983 que l’on assimile alors à une « poussée de fièvre » s’est prolongée et accentuée jusqu’à nos jours. Avec le succès du Front national, c’est toute une partie de la France qui, frileuse et repliée, entend dire non à l’immigration, non à la diversité. Le racisme ordinaire n’est jamais bien loin. Céline Régnard le rap- pelle en traitant la triste affaire du Bordeaux-Vintimille qui a retenu l’attention médiatique : le 14 novembre 1983, un Algérien est défenestré d’un train après avoir été pris à partie par une bande d’imbéciles.
Pourtant, les écrans en 1983 diffusent des images de la diversité comme le montre Julien Gaertner à propos du film à grand succès tchao Pantin, Yvan Gastaut mettant en exergue deux vedettes télévisuelles que sont le chanteur Karim Kacel et l’humoriste Smaïn, Stéphane Mourlane et Philippe Tétart qui s’interrogent sur la passion autour de la victoire de Yannick Noah à Roland-Garros ou encore Adèle Mommeja qui traite de l’exposition inaugurée à la fin de l’année 1983 au Centre Pompidou intitulée Les enfants de l’immigration. Enfin, si le web n’existait pas en 1983, Sophie Gebeil propose à la fin de ce dossier une étude sur la manière dont le web revient sur cette année si riche en ce qui concerne le thème de l’immigration.
Après les « années 68 », ce numéro d’Hommes & Migrations met à l’œuvre une réflexion sur les « années 83 » dans l’histoire de la France dans son rapport à ses identités plurielles.