Une affaire de mots
Le XIXe siècle européen est une période privilégiée pour observer les flux et leurs effets sur les sociétés de départ et d’accueil. L’Europe est traversée alors par d’intenses circulations humaines diverses et massives. Les conflits sociaux, les révolutions et les guerres jettent sur les routes des cohortes de bannis, proscrits, exilés qui cherchent refuge au-delà des frontières. L’Europe s’affirme tout autant comme un continent d’émigration transatlantique et de départs dans le sillage des politiques de colonisation.
Alors que le Musée national de l’histoire de l’immigration entreprend une réflexion ambitieuse pour mener à bien la refonte de ses galeries permanentes, la revue Hommes & Migrations publie à point nommé les résultats de recherches historiographiques sur l’exil politique dans l’Europe du XIXe siècle. Il s’agit de reconstituer la genèse des catégories de perception et d’énonciation juridiques et politiques de l’asile à partir d’une analyse des mots employés pour désigner ceux qui sont contraints de demander la protection d’un pays voisin. Fondés sur l’étude critique des corpus législatifs et administratifs, les articles montrent que les débats parlementaires et les mesures gouvernementales conditionnent l’accueil et le soutien financier des réfugiés à des catégories relevant de l’internement ou de l’assignation à résidence. La logique du confinement prédomine, même dans les pays libéraux. Les mots de l’exil traduisent une suspicion systématique envers les étrangers qui ne se démentira plus.
Le XIXe siècle, c’est aussi le temps de la modernisation étatique : la production de nouveaux documents administratifs (passeports, livrets ou carnets de route, immatriculation, etc.) permet aux gouvernements de contrôler les déplacements internes des arrivants. Les catégories de l’asile cisellent la distinction entre les réfugiés et les travailleurs étrangers, alors que les motifs politiques et économiques se mêlent aux demandes d’accueil. Il serait intéressant d’interroger en creux la part des discours et de débats parlementaires sur l’émigration économique, massive au XIXe siècle, dans une Europe qui se perçoit comme le centre du monde. La plasticité des réalités migratoires tend à se rétrécir sous l’effet de la codification administrative de l’exil. Mais l’Europe du XIXe siècle n’est pas celle d’aujourd’hui, car la plupart des pays, encore incertains dans le contrôle de leurs frontières, maintiennent sur leurs limites territoriales, souvent en mouvement, des espaces flous de passage où règnent les conflits entre douaniers et contrebandiers en tout genre.
L’affaire des mots c’est aussi l’émergence de la presse populaire et de la fabrique des opinions. Mouvements xénophobes, dénonciations, répression ou soutien humanitaire pèsent désormais sur la perception des exilés en alimentant des débats houleux sur le sort des exilés. Les discours fluctuent, d’un pays à l’autre, en fonction de la capacité des mobilisations populaires à faire avancer ou reculer les questions de bienfaisance, de respect des droits et de solidarité internationale. Les mots de l’exil s’installent dans les médias comme un logiciel majeur.
Les exilés politiques emportent des mots dans leurs bagages. L’esprit européen va naître de ces circulations intenses des pensées politiques. Un chantier pluridisciplinaire serait de montrer comment l’héritage philosophique des Lumières (fort de ses principes universels) est mobilisé ou non dans la production des catégories juridiques et politiques de l’exil.
Prendre à la lettre l’exil politique, serait enfin de comparer cette approche lexicographique avec la production littéraire. L’exil s’exprime au XIXe siècle à travers une littérature prolixe, composée d’une multitude de récits, héroïques, exemplaires et parfois sanctuarisés qui placent l’exil sous le signe de l’éloignement de la patrie, de la souffrance, de la séparation des siens, de l’attente incertaine : « L’exil, c’est la prison en marche » disait Victor Hugo (p. 90), un univers de l’enfermement depuis l’extérieur, hors du territoire?