Chronique livres

Yves Tsao, Les travailleurs chinois recrutés par la France pendant la Grande Guerre

Aix-en-Provence, Presses Universitaires de Provence, 2018, 366 p., 25 €

[Texte intégral]

Journaliste

Avec cet ouvrage, fruit de son travail dans le cadre de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, Yves Tsao contribue à faire sortir de l’oubli un épisode important de la Première Guerre mondiale : la venue en France, à partir d’août 1916, de 37 000 travailleurs chinois. S’inscrivant ainsi dans l’enjeu mémoriel posé par la commémoration du centenaire de la Grande Guerre, Yves Tsao s’en détache par la suite, en se plaçant résolument du côté de l’histoire.

La précision des notes de bas de page, le recours à des tableaux et graphismes, l’approche tout à la fois chronologique et thématique : Yves Tsao veut faire parler les faits, dans un souci d’objectivité et d’exhaustivité, et s’attache à retracer le parcours de ces 37 000 travailleurs chinois dans sa totalité. L’étude s’ouvre ainsi sur une description détaillée des opérations de recrutement, nées de la rencontre entre le besoin de main-d’œuvre de l’administration française de la Guerre, et la volonté des autorités chinoises de se rapprocher des Alliés, afin de se protéger des visées japonaises. Elle s’achève par le détail du processus de rapatriement mis en place dès l’armistice, et l’évocation des modalités qui permirent à quelques centaines de Chinois de s’installer durablement en France, participant ainsi "à la constitution de la première communauté chinoise".

Les parties intermédiaires de l’ouvrage s’intéressent aux conditions d’existence et à l’environnement dans lequel évoluent les travailleurs chinois. En proie aux pénuries et à l’isolement, ils doivent faire face à l’hostilité de populations locales dont les préjugés sont façonnés par le discours colonial de l’époque, ainsi que par une littérature à sensation qui véhicule des représentations racistes et xénophobes. Yves Tsao met l’accent sur les éléments les plus originaux qui émergent de ses recherches, en insistant notamment sur les formes de résistance déployées par les travailleurs chinois face au non-respect des contrats d’engagement et aux violences subies : revendications multiples, grèves et organisation en association, autant de tentatives infructueuses pour tenter d’améliorer leurs statut et conditions de vie. L’autre intérêt majeur de cette étude réside dans l’éclairage qu’elle pose sur les réactions du syndicalisme, face à un monde ouvrier qui voit dans ces travailleurs "des concurrents visant leurs emplois ou les responsables du maintien au front de leurs camarades".

Monographie très détaillée et complète, cette étude s’inscrit dans le propos plus large du renouveau historiographique qui, depuis la fin des années 2000, s’intéresse à la manière dont la Grande Guerre ouvre "durablement des routes migratoires empruntées, en fonction de circonstances particulières et selon des temporalités propres, par des vagues successives d’émigrants originaires de Chine, du Vietnam et du Maghreb", constituant ainsi un moment charnière de l’histoire de l’immigration. Yves Tsao prend ainsi la suite des travaux de Laurent Dornel qui, avant de publier Les étrangers dans la Grande Guerre en 2014, avait présenté, sur le site du Musée national de l’histoire de l’immigration, un dossier sur les travailleurs étrangers, coloniaux et chinois, pendant la Première Guerre mondiale (voir le dossier). Le présent ouvrage, de par sa précision et la richesse de son contenu, contribue à éclairer un peu plus cette histoire.

On peut cependant regretter, en raison même de cette qualité et de l’exigence du propos, le fait que l’auteur n’ait pu consulter de sources chinoises, principalement en raison de la barrière de la langue. En 2014, une conférence, organisé par l’Institut français de Pékin, a réuni autour de cette question des historiens français comme chinois : espérons que cette initiative va permettre de continuer à croiser les regards sur un épisode essentiel de ces deux histoires nationales.