Barbara Cassin, La Nostalgie. Quand donc est-on chez soi ?
Paris, Autrement, 2018, 157 pages, 10 €
Quel vertige offert par l’universitaire dans cette réflexion menée en trois temps (Ulysse, Enée, Arendt) « pour faire de la nostalgie une tout autre aventure nous conduisant au seuil d’une pensée plus large, plus accueillante, d’une vision du monde délivrée de toutes les appartenances ». La nostalgie chez Cassin est double : nostalgie de l’ici et du même, nostalgie de l’ailleurs et de l’autre. Même si le mot n’est pas grec et ne se trouve nulle part dans l’épopée d’Homère, Ulysse, souvent, est associé à la première, mal du pays et retour aux pénates : l’exilé n’a qu’une idée fixe, revenir dans sa patrie. Pourtant, souligne l’auteure, une fois revenu de sa tournée des bars, de l’enfer des usines, après s’être détourné du chant des sirènes et abandonné la couche féconde de Calypso ; libéré du bon vouloir des dieux ou de quelques campements inhospitaliers, une fois donc de retour au bercail, qu’il ne reconnaît pas d’abord – « la patrie n’a rien d’une évidence » – et après avoir fait le ménage, dégager les importuns, rétabli un peu d’ordre et de justice, après avoir passer une nuit, « si distendue soit-elle » avec la douce et patiente Pénélope, dans ce lit nuptial et enraciné, par ses mains habiles creusé à même un olivier sans doute séculaire, Ulysse décide de reprendre la route, portant une rame de navire – ou une pelle à grain, ce sera selon le dépaysement et l’altérité rencontrée. Est-ce la perspective de l’ennuyeux ronron d’un foyer pépère ou, autre face de la nostalgie, de n’être « pas encore » arrivé ? « Le désir douloureux non pas du retour mais de l’errance – en toute trivialité, besoin d’air et envie de se tirer… » ? Quand donc Ulysse est-il chez lui ? Jusqu’où son « lui » et son « chez lui » s’étendent-ils ? Comme il ne s’agit pas de simplifier, il faut prendre Ulysse dans son entièreté – deux Ulysse pour le prix d’un ! – et veiller à cette nostalgie à double détente, rusée et polytrope, aux milles tours : « garder Ithaque en son cœur, mais aussi à ne pas perdre la vision de ses errances » (Günther Anders).
Fuyant Troie, Enée campe la figure du déracinement sans retour, du bannissement. Comme Enrico Macias, « le pieux Enée » a emporté sa patrie – « les liens de la piété et de la religion » – non pas aux talons de ses souliers mais sur son dos. Lourd fardeau que Junon l’obligera à abandonner. Comme « il vaut mieux changer ses désirs que l’ordre du monde », pour en finir avec l’errance, pour fonder Lavinium (du nom de sa femme) qui deviendra Rome, Enée doit oublier le grec. « Je les rendrai tous Latins par leur bouche une » dit Junon. « C’est avec la langue de l’autre que l’on se fait une nouvelle patrie. » « Altérité incluse » et d’autant plus « ouverte au métissage » qu’Enée a fini par abandonner les Troyennes « fatiguées », « c’est précisément sans les femmes d’avant que l’exil peut se transformer en émigration, en re-fondation par métissage ». Avec Enée, la nostalgie perd la boule dans les dédales d’une origine devenue une fiction – « Lacan propose d’écrire « fixions pour faire lire qu’il s’agit d’une fabrication, et non d’un donné, d’une fiction que l’on choisit de fixer » – et d’un rapport langue/peuple qui se joue des impératifs de l’unicité et ouvre le champ des appartenances.
Malgré les « petites doses d’arsenic » (Victor Klemperer) que l’Allemagne nazie y a infusées, Hannah Arendt s’est toujours définie par la langue allemande, non par rapport à un peuple ou un pays. Chez Arendt, la langue n’est pas enracinée dans un peuple : « Ce n’est tout de même pas la langue allemande qui est devenue folle ! » Cette dissociation langue/peuple, permet non seulement de sauver la langue, mais se conjugue avec « le souci de la pluralité humaine ». Pour Arendt « l’équivocité de sens » que portent les langues entre elles et que porte chaque langue en soi, produit « l’équivocité chancelante du monde ». « De la nostalgie à l’équivocité chancelante : que l’essence vacille ! N’être pas assurés de l’essence des choses sera ce qui peut arriver de mieux pour le monde et pour nous », écrit l’auteure.