Michaël Ferrier, Scrabble
Paris, Mercure de France, 2019, 228 pages, 21 €.
« J’eus une enfance de sable et de poussière. La vie nous avait posés là, sans crier gare, entre la savane et la steppe. » Ce temps « sans temps » de l’enfance se situe à N’Djamena, le limon mystérieux où s’agrègent les éléments qui nourriront l’essence d’un homme et « le secret d’une écriture ». « Je ne suis jamais sorti de mon enfance » écrit l’auteur avant d’ajouter sa voix au chœur millénaire des hommes : « Il faut savoir rester – ou redevenir – enfant pour être adulte, passer ainsi entre les mondes. » Scrabble est une mise à nue. Non pas celle nombriliste et psychologisante des littérateurs à la phrase molle et au propos tiédasse, mais un récit émouvant, élégant et intelligent. Dans cette plongée dans l’intime, tout respire le souci de l’essentiel, la quête du commun, un bonheur esthétique. « Mon père est noir, ma mère est blanche. Je suis fondamentalement hybride et différent. Au-delà des limites de l’atoll, qui en un clin d’œil s’évanouissent, le monde entier m’attend. » Le Tchad fera de l’enfant un adulte « relié à tous les souffles du monde ». L’histoire est racontée au rythme d’une partie de scrabble. Un jeu improvisé par la mère, dans la cour de la maison, pour assourdir le bruit d’une guerre qui, dans les rues de N’Djamena, vient d’entamer sa sanglante sarabande, ce 19 février 1977.
L’enfant, assoiffé de connaissances, est curieux. Il goûte, littéralement, tout ce qui l’entoure pour mieux savourer ce qu’il appelle « la complexion des choses ». C’est « à ras de terre » qu’il observe le monde. Ce regard posé sur les êtres et les choses, il le tient aussi des animaux. « Ce sont les animaux qui m’ont formé » écrit-il jusqu’à sa « sensibilité à la nature », si profonde qu’elle est « l’incandescence de la sensation, qui est si vive dans l’enfance, et que nous ne retrouvons guère, plus tard, que dans l’expérience artistique ou l’état amoureux ».
La cour est son « royaume ». Dans un coin, se trouve « la case » du gardien qui l’effraie et le fascine. À l’intérieur de cette « présence frontière », il découvre « une autre façon d’habiter le monde ». La beauté des femmes aussi : « lorsqu’elles se mettent en marche, libres et provocantes, elles éclipsent toute force sur la Terre ». Comme Amaboua qui le surnomme, sans qu’il en comprenne alors le sens, Toumaï. Il n’a rien oublié des histoires et légendes de Baba Saleh, ce « formidable pédagogue ». « Elles gardent pour moi l’étoffe d’une poésie profonde mêlée à une part d’inépuisable. Je sais qu’elles sont là, en réserve, disponibles pour toute mon existence. » À commencer par cette leçon : « Tout est école. » De sorte qu’il n’y a aucune opposition entre les enseignements, mais l’expérience des savoirs multiples, des écarts de l’universel. « Et c’est ainsi que j’ai appris que le monde est pluriel. » Au lycée, grâce aux enfants bergers, il « développe l’habitude – que je n’ai jamais perdue – de toujours voir le monde à plusieurs niveaux ». Restent ces pages terribles sur la guerre où se mêlent descriptions et réflexions sur cette « immense question sans réponse ». Pourtant, du haut de ses 10 ans, l’enfant comprend que « la guerre est toujours là. Dans la paix comme dans la guerre. Il y a simplement des moments où elle remonte et on comprend alors qu’elle était là, mais que nous ne le savions pas ».
Qu’il décrive « l’architecture subtile du vent » ou le cours du fleuve Chari, Michaël Ferrier rend toutes les descriptions passionnantes. Il enrichit le lecteur d’une vive sensibilité qui nimbe le moindre événement, le plus petit personnage, l’animal le plus insignifiant, d’une kaléidoscopique lumière d’images et de sens. Sa langue est chatoyante, pudiquement sensuelle. Elle brille, mais sans éclats, en douceur, comme en douce. À l’instar du joyeux et capricieux fleuve Chari, le propos coule entre des îlots de couleurs et d’émotions.