Les vies d’Albert Camus de Georges-Marc Benamou
(Documentaire, France, 2019)
À l’occasion du 60e anniversaire du décès d’Albert Camus, les publications ont été nombreuses en France : L’Obs, L’Express, un hors-série du Figaro…, mais l’événement à nos yeux, c’est le remarquable documentaire que Georges-Marc Benamou lui a consacré le 23 janvier dernier en première diffusion sur France 3 et dont le titre est on ne peut plus pertinent : Les vies d’Albert Camus, tant elles ont été multiples malgré sa disparition précoce à 46 ans.
D’une longueur adéquate – 90 minutes –, le film s’ouvre sur l’accident de la route du 4 janvier 1960 qui le tua net. La Facel Vega de son ami Michel Gallimard, neveu de son éditeur, s’est encastrée dans un platane, la vitesse excessive étant sans doute la cause de la collision.
Le film se clôt sur ses funérailles à Lourmarin, ce village du Sud de la France qui évoquait, par son soleil et son ciel bleu, son Algérie natale. Entre les deux moments au caractère dramatique, Georges-Marc Benamou déroule une fresque foisonnante où des archives rares et colorisées restituent la complexité d’un personnage qu’on a trop souvent cru aussi lisse que sans aspérités.
Et plutôt que s’attacher à son œuvre d’une si grande richesse et tellement diversifiée (essais philosophiques, articles de presse, pièces de théâtre, romans qui ont tous été étudiés et décortiqués aussi bien en France que dans le monde entier), le réalisateur – au demeurant producteur de cinéma et journaliste, longtemps proche de François Mitterrand et de Nicolas Sarkozy, lui-même né en Algérie, française de surcroît, connaisseur de la vie politique et du monde intellectuel, ce qui lui confère pas mal de points communs avec Albert Camus – a choisi de se pencher sur l’homme intime, ce qui éclaire les multiples facettes du personnage et une vie plutôt compliquée en matière d’amitiés et d’amours. Il revient d’abord sur une enfance qui n’est pas sans rappeler la Cosette de Victor Hugo ou les héros-enfants de Dickens. Autrement dit, une enfance pauvre dans le quartier de Belcourt à Alger où vivaient des familles de petits Blancs aussi démunis que les Algériens qui les côtoyaient, entre une mère sourde et devenue veuve, le père ayant été tué à la bataille de la Marne en 1914, et une grand-mère amatrice du nerf de bœuf et qui s’opposera longtemps à la bourse qu’il pouvait obtenir grâce à son dévoué instituteur M. Germain, ébloui par les facilités scolaires et intellectuelles du gamin de 12 ans, qui intégrera finalement le réputé lycée Bugeaud, squatté par la classe aisée des fils de colons. C’est d’ailleurs là qu’il prendra la mesure des différences de classe dans cette Algérie coloniale qui a aussi peu ménagé le petit Blanc que l’Arabe. Et cette discrimination sociale le rapprochera de ces Algériens exploités, condamnés à une grande misère et qu’il dénoncera dans des articles restés célèbres dans Alger Républicain, notamment ceux consacrés à la Grande Kabylie et qui entérinaient sa proximité avec le Parti communiste algérien, dont il sera exclu plus tard en raison de « son amour des Arabes ».
Cet épisode va le prédestiner à une solitude intellectuelle qui trouvera un écho, bien des années plus tard, dans sa polémique avec Jean-Paul Sartre, lorsqu’il s’opposera au stalinisme et au totalitarisme soviétique, alors même qu’une forte amitié le liait au philosophe français et à sa compagne Simone de Beauvoir.
Mais, après la publication de L’homme révolté, il est devenu le paria de l’intelligentsia de gauche qui l’a qualifié « d’imposteur, » de « traître » et de celui qui « n’est pas du sérail ». Le statut de libre penseur anticonformiste le voue aux gémonies, d’autant que la question algérienne l’enferme dans une case. Il est le seul de ces philosophes et intellectuels à prôner une solution fédéraliste pour l’Algérie, anticipant ce que Nelson Mandela réussira pour l’Afrique du Sud. Mais les situations historiques sont tellement différentes, d’autant que les ultras de l’Algérie française n’avaient rien à voir avec le leader afrikaner de Klerk.
Dans le portrait intime d’Albert Camus, on apprend que sa tuberculose a mis un terme à ses espoirs de devenir footballeur professionnel, lui qui était le gardien de but du Racing universitaire d’Algérie (RUA), et dès lors sa proximité avec la mort va l’accompagner jusqu’à la fin de sa vie.
Certes, le Prix Nobel, censé être une parenthèse heureuse en 1957, va le plonger dans la mélancolie et la dépression. Encore faut-il rappeler que l’étudiant algérien de Stockholm qui l’interpelle violemment sur l’Algérie s’est recueilli quelques années plus tard sur sa tombe à Lourmarin, où il a été inhumé en 1960.
La partie consacrée à ses amours féminines est l’une des plus riches. Camus était un séducteur né. Il y a eu surtout Francine son épouse, mère des jumeaux Jean et Catherine, laquelle a permis d’éditer le manuscrit de son œuvre posthume Le Premier Homme où, enfin, il parle de lui. Il y a eu la comédienne Maria Casarès qui fut un amour passion et, enfin, une jeune norvégienne de moins de 25 ans, Mette Ivers, dont le cri de douleur à l’annonce de sa mort est un moment d’évocation très fort.
Bref, Les vies d’Albert Camus restera comme le document unique et le plus complet sur un homme dont le credo ultime reste une ode à l’humanisme.