« La mémoire ne meurt jamais »
Entretien avec Ymane Fakhir, artiste
Isabelle Renard : Vous avez étudié les Beaux-arts à Casablanca et poursuivi vos études à Aix-en-Provence, puis à l’École nationale de photographie d’Arles. Pourquoi ce choix de venir en France ?
Ymane Fakhir : J’ai choisi de quitter le Maroc. Je voulais poursuivre ma formation en design d’intérieur. Mais je voulais aussi partir pour découvrir les choses autrement. J’ai choisi la France au hasard d’une rencontre avec le directeur de l’École d’art d’Aix-en-Provence au cours d’un échange avec les Beaux-arts de Casablanca, mais j’aurais pu aller ailleurs.
I. R. : Ensuite, il y a eu l’École nationale de photographie d’Arles avec une spécialisation en photographie et en vidéo.
Y. F. : La photographie était rentrée dans ma vie depuis que mon père avait acquis un Nikon F100. J’avais 9 ans. À l’École des Beaux-arts de Casablanca, l’atelier de photographie n’avait duré que deux ou trois séances. Nous avons photographié des objets, et jamais les portraits ou le paysage. Dans le Coran, seuls la calligraphie et les motifs prenaient forme, quant à l’image figurative, elle était totalement exclue du livre sacré et des foyers. La photographie n’existait pas à l’époque et dans le Coran rien ne précise l’interdiction de l’image, contrairement, aux dires qui stipulent que la représentation est interdite, et qu’elle se confronte à l’idée qu’on ne peut pas être meilleur que Dieu. C’est cette contrainte du sacré au départ, un acte inconscient, qui m’a guidé encore plus vers l’image.
I. R. : D’où ce choix d’une narration par la photographie et l’image. Aujourd’hui, vous vivez et travaillez dans un entre-deux entre la France et le Maroc ?
Y. F. : Les contes ont nourri mon enfance et le chemin vers l’image est arrivé après le design, et la peinture. Le Maroc est fort d’une culture multiple : populaire, arabo-andalou, berbère… Il reste aussi un fantasme, de par ses saveurs, la position de la femme, ses contes, ses harems. Comment parler d’une culture, de ses traditions, de ses rituels loin de tout cliché. Il était important pour moi de travailler en prenant comme point de départ un récit personnel comme Le trousseau (2005-2008), un inventaire photographique d’objets que ma mère a constitué pour mon trousseau de mariage, ou Handmade (2011-2012), cinq vidéos sur des gestes domestiques et qui s’étend vers d’autres histoires collectives, comme le projet The Lion’s Share (2017), autour de la question de l’héritage et de la succession, ou encore Le gouffre du léopard (2020), une performance lecture sur la mémoire familiale liée au voyage à Marseille.
Je me rends régulièrement au Maroc pour visiter ma famille. Je me construis dans ce va-et-vient tout en vivant et en travaillant à Marseille. Le Maroc représente à la fois mes racines et mon point de chute.
I. R. : Vous auscultez les notions de mémoire et d’héritage immatériel dans une œuvre qui convoque et lie ensemble les gestes, le corps et l’intime.
Y. F. : Il y a dans mon travail une omniprésence du geste et du temps, mais aussi du corps, à travers des non-dits qui cohabitent avec un trop-plein verbal. Les femmes s’expriment beaucoup par le corps, et parfois aussi, elles en disent tellement, toutes en même temps, qu’on ressent une forme d’urgence dans leur besoin de dire les choses. Sans oublier le silence : on n’a rien à dire, et on ne peut rien y changer. Quand je mène un travail de recherche, on est souvent sur ces extrêmes. Dans les trop-pleins ou les silences, je cherche comment reconstruire ces rencontres, comment les raconter sans être dans le jugement.
I. R. : C’est une équation délicate entre le non-dit qu’il faut faire émerger et donner à voir et le trop-plein du corps. Vous faites de la maïeutique en quelque sorte !
Y. F. : Quand je suis sur le terrain, il s’agit avant tout d’établir la confiance. Il y a des moments de magie, on ne sait pas comment ça arrive. Comme récemment lors de mon travail de recherche pour Manifesta et les Mécènes du Sud avec un groupe de femmes. Après deux ans de recherches, un jour, un groupe plus restreint me rapporte des événements d’une violence inouïe. On ne sait plus si c’est un film ou une réalité. Ça arrive par surprise et puis ça disparaît.
I. R. : Pouvez-vous revenir sur les trois pièces que nous avons choisies pour l’exposition qui sont Cheveux d’ange, Graines et Blé ? Pouvez-vous nous expliquer comment vous avez travaillé, puisqu’il s’agit de votre grand-mère dont vous filmez avec tendresse les gestes, éternellement recommencés ?
Y. F. : Avec l’âge, ma grand-mère travaillait de moins en moins avec ses mains. Je lui avais dit que c’était dommage que l’on ne puisse pas perpétuer ces gestes et que ça serait bien de la filmer pour ne pas les oublier. Mais je ne savais pas alors si j’allais les montrer ou non. On a dû répéter plusieurs fois certains gestes. Elle se plaignait de son épaule, je pensais que c’était un caprice, mais c’était les signes de son AVC.
Le tissu blanc définit l’espace de travail sur lequel se déroulent les gestes de préparation. J’ai réalisé un cadrage serré faisant en sorte que l’on ne voit pas son visage. Il n’y a pas de dialogue, pas de commentaire. J’ai capturé le son ambiant de la pièce, ainsi que les sons des bracelets de ma grand-mère qui se cognaient sur le bord du plat ou le son du tas de blé qu’elle glisse dans une bassine. Le geste est plus lié à la création qu’à la nourriture ou à l’acte de manger et, dans la répétition, les gestes deviennent hypnotiques, précis et rythmés. Ma grand-mère détient le savoir du geste et, moi, je suis face à elle, derrière ma caméra pour perpétuer le geste, pour ne pas l’oublier.
Je voulais éviter la stigmatisation éthique et le bagage historique colonial associé au couscous. Il était donc important de donner comme titre à la vidéo Graines. Blé, cheveux d’ange et graines sont les fondements de la base de la nourriture. Je ne peux m’empêcher de penser à l’émeute du pain qui a eu lieu en 1981 suite à l’augmentation de la matière première (farine, blé, sucre, beurre…) imposée par le FMI. Un nombre important de manifestants ont perdu la vie. Le prix de la baguette n’a pas augmenté depuis, ou du moins très peu.
Meriem Berrada : Sans l’aborder en détail, la question de l’économie domestique est particulièrement intéressante. Il y a d’une part ce geste très poétique, et en même temps la dimension temporelle. Vos plans séquences sont assez courts mais rythment la vie quotidienne de manière assez permanente. J’ai des souvenirs de ma grand-mère qui faisait ça tout l’après-midi, c’est très long.
Y. F. : Nous avons en commun, les souvenirs de nos grands-mères. Ce geste qui est de préparer les denrées alimentaires pour les stocker se passe dans l’enceinte d’une maison à l’abri de tout regard et contribue à une économie domestique qui est loin d’être prise au sérieux et d’être considérée comme du travail.
Oui, c’est très long. Dans ce travail répétitif qui ne relève pas de la préparation d’une recette, le geste se concentre sur un seul outil qui est la main. La répétition insiste sur ce travail invisible et perpétue le geste qui crée la nourriture.
I. R. : Votre travail est assez hypnotique, c’est comme un ballet de mains. Au-delà de la simplicité des gestes répétés et de l’épure des vidéos, s’exprime en creux un questionnement sur les sociétés africaines et leur passage à la modernité. Une sorte de hors-champ ?
Y. F. : Lorsque je montrais les vidéos, des femmes de culture méditerranéenne ou européenne me racontaient le savoir-faire de leurs grands-mères ou tantes. Le hors-champ pour moi, c’est tout ce qui est invisible. On le sait mais on ne souhaite pas l’évoquer. La beauté de ce geste-là s’accompagne de conversations et de chants. Ce sont des moments où les femmes se réunissent, se confient.
Ce qui accompagne le geste, ce sont les moments où elles se retrouvent et résolvent les problèmes de la vie des unes et des autres, s’entraident, diminuent les frais du quotidien en réalisant elles-mêmes les tâches, offrent une vie plus saine. Puis la télévision s’est démocratisée, les femmes exécutent ce geste devant la télé. Les gestes considérés comme « vernaculaires » sont parfois perçus comme contraires aux ambitions de modernisation.
I. R. : Vous parlez d’une rupture… Pourquoi ne fait-on plus ces gestes-là ?
Y. F. : Aujourd’hui, nous vivons dans le temple du marché de la consommation. Des marques locales ou étrangères proposent des sachets de graines ou de vermicelles faciles à utiliser. Le geste est devenu obsolète avec l’avènement des préparations industrielles et du fait que le statut de la femme a évolué. Le geste s’éteint et, avec lui, la parole, sans perdre de vue notre santé. Dans certains foyers, on rémunère des femmes (rouleuse) à la journée pour nettoyer le blé ou préparer la graine mais il survit dans le monde rural.
I. R. : Mais ce savoir-faire, il faut être capable de l’expliquer. Est-ce que cette transmission pourrait s’arrêter ?
Y. F. : Ça s’arrête par la force des choses, comme le montre cette jeune génération qui vient voir l’exposition à Rabat en 2011 et découvre que, pour faire gonfler la semoule, il faut ajouter de l’eau et, pour que la graine n’absorbe pas l’eau, ajouter de la farine. Je pense que du côté de leur famille, la transmission s’est arrêtée. Les intérêts mutent ailleurs.
I. R. : Cet ensemble de trois vidéos, c’est à la fois une œuvre d’art et un devoir de mémoire. C’est un peu la dernière trace avant disparition : la transmission ne pourra se faire qu’en visionnant ces vidéos, avant la disparition totale du geste ?
Y. F. : Dans ces trois vidéos, nous assistons à un moment particulier qui n’est pas lié à une préparation d’une recette de cuisine mais à un acte créatif. Comme je n’ai pas pris le relais, oui, la transmission passe en visionnant la vidéo.
M. B. : C’est justement ce que l’on souhaite interroger dans l’exposition. Quand on parle de mémoire, on parle du passé et de ce qu’il en reste au présent. Mais on s’intéresse aussi à la manière dont elle se manifeste dans le futur, et c’est ce que vous formulez, comme une sorte d’archéologie du futur.
Y. F. : Je me demande quand on parle du passé si, quelque part, on ne parle pas du futur ? Comment certaines choses peuvent évoluer ?
I. R. : Ce qui est intéressant, c’est que vous percez le passé pour mettre en lumière ce qui est invisible.
Y. F. : Il y a une question qui est moteur dans mon travail. Quand les choses ne changent pas, c’est là où je trouve le besoin de questionner un sujet. Et quand, au contraire, les choses changent trop vite, comment arrêter le temps pour en parler ? L’invisible est dans un geste qu’on ne voit plus, une culture qu’on n’accepte pas, la parole qu’on évince ou, comme dans mon travail de recherche sur la magie, l’invisible dans nos vies hantées. L’invisible, c’est ne pas perdre son instinct.
I. R. : C’est l’un des devoirs de l’artiste, de révéler cela, d’après vous ?
Y. F. : Nous vivons une époque où la transmission de la mémoire est rendue confuse par un flux d’informations contradictoires. Le rôle que je souhaite entreprendre dans ma démarche, c’est la possibilité d’éveiller les consciences. D’autres artistes nous font rêver et c’est très bien aussi.
I. R. : Comment votre grand-mère a-t-elle réagi quand vous lui avez présenté votre travail ?
Y. F. : Elle ne comprenait pas comment quelque chose d’aussi banal pouvait prendre autant de sens. Ce qu’elle a aimé avec ce travail, c’est qu’il est capable de rendre importantes des petites choses très anodines, qu’elle s’est appropriées de manière presque mécanique. Pour sa génération, le savoir-faire était une survie. Pour gagner sa vie, elle tissait des couvertures. Elle était fière d’avoir pu contribuer à la gestion de son foyer.
I. R. : Que représente pour vous la notion de transmission ? Quelle définition pourriez-vous en donner ?
Y. F. : La transmission, c’est le partage. C’est une responsabilité de transmettre mais la transmission ne peut durer que pour autant qu’elle se renouvelle. Elle peut continuer à perdurer comme s’éteindre. Mais il ne faut pas accepter qu’une tierce personne nous incite à renier nos origines, ce que nous sommes.
M. B. : En vous écoutant, j’ai envie qu’on parle de la question de la valeur que l’on donne aux choses, de la valorisation du geste dans votre travail. Finalement, vous mettez les choses en scène parce que vous accordez de la valeur à cette banalité, au point que votre grand-mère s’étonne de votre démarche. Et en même temps, quand votre maman veut vous léguer un trousseau, vous y voyez un signe d’asservissement de la femme. Et cette question de la valeur, elle est aussi très liée à la question de la colonisation qui a beaucoup dévalorisé le patrimoine des pays colonisés. De sorte qu’il y a un aller-retour permanent, qui n’est pas du tout homogène dans la société, où l’on va valoriser certaines choses, et d’autres moins.
Y. F. : La colonisation est une domination. Tout appartient au colonisé, le corps, les terres, les pensées. C’est une violence inouïe. Peut-être que je n’adhère pas au fait que « le trousseau » puisse cantonner la femme à la domesticité, mais je respecte tout à fait que ma mère ait perpétué ce geste. Elle y voyait le savoir-faire, la transmission d’un patrimoine et la richesse des voyages, car certaines pièces provenaient des voyages des membres de la famille. Mais si transmettre laisse à l’autre la liberté d’être différent, c’est un pas vers le changement.
I. R. : L’autobiographie, c’est en quelque sorte l’excuse du départ, que vous transcendez pour aller vers l’universel ?
Y. F. : Le récit de vie n’est finalement qu’un prétexte pour tendre plus vers un regard commun. Mon premier travail, Le trousseau, était autobiographique : j’avais photographié tel un inventaire tous les objets que ma mère a rassemblés dès l’âge de mes 8 ans pour la préparation de mon trousseau de mariage. Le trousseau est un récit exhaustif de plusieurs années de collectes qui prennent la forme d’un inventaire photographique.
Très jeune, j’étais sensible aux écrits de Fatima Mernissi et de Soumaya Naamane Guessous, des sociologues marocaines. Avant même d’entrer en école d’art, j’étais déjà inspirée par les textes qui campaient un portrait de la femme marocaine et de sa représentation dans la société. Elles n’avaient cessé de militer pour nos droits, pour l’égalité et l’éducation.
M. B. : La transmission, c’est le fil conducteur de votre travail. Il y a cette œuvre, The Lion’s Share, qui n’est pas présentée dans l’exposition, où l’on retrouve la question de la transmission matérielle et de l’inégalité des femmes dans ce rapport économique.
Y. F. : The Lion’s Share est une œuvre dont le titre est inspiré des fables de La Fontaine ou encore de Kalîla wa Dimna d’Ibn al-Muqaffa. Le projet est né de plusieurs souvenirs bouleversants sur les histoires de famille, de proches, d’amis ou de voisins sur la succession dans l’héritage. Les femmes ne sont pas traitées à l’égal des hommes lors d’une succession selon l’application de la charia, une loi indiscutable puisque les textes concernant la loi de succession ont été rédigés sous forme de traité de droit.
Le sujet sur l’héritage, en plus d’être complexe, est très sensible à la position de certains courants qui se veulent progressistes en la matière. Et pourtant, la femme subvient aux besoins de sa famille, paie des impôts tout autant qu’un homme, mais ne bénéficie toujours pas du même statut dans l’héritage. La femme n’hérite que très rarement autant qu’un homme. Le verset 11 dans la 4e sourate, An Nisa (les femmes), indique : « Les femmes héritent la moitié de ce qu’héritent les hommes. »
L’égalité dans l’héritage n’est-elle pas aussi un pas vers l’égalité sociale au Maroc et ailleurs ? Selon les recherches d’Asma Lamrabet (médecin, islamologue et féministe), une autre lecture de deux versets énonce une répartition égalitaire, ignorée.