Collectif Piment (Célia Potiron, Christiano Soglo, Binetou Sylla, Rhoda Tchokokam), Le dérangeur. Petit lexique en voie de décolonisation
Marseille, Hors d'atteinte, 2020, 144 p., 16 €.
Ce lexique, constitué de 40 entrées, est particulièrement instructif et utile. Il donne une large place à l’histoire, la sociologie, les cultures (et imaginaires) populaires. Il est aussi original et subtil, drôle, souvent gonflé ou… pimenté. Il ne cède rien au simplisme et autres simplifications du genre militant, pourtant volontairement assumée et revendiqué ici ; un militantisme ancré dans la nébuleuse décoloniale traquant ad libitum les resucées du système colonial, dénonçant aussi, en les distinguant, racisme individuel et institutionnel, et les rapports de domination bien réels : « Définir, c’est proposer une vision du monde. Selon l’endroit où on se situe socialement, politiquement, géographiquement, cette vision peut être déformée pour asseoir une domination. En détournant le regard depuis les marges, nous nous inscrivons dans une tradition de sousveillance noire, ce type de surveillance “d’en bas” que la chercheuse canadienne Simone Browne décrit comme un moyen de lutter contre la surveillance anti-Noirs en s’appropriant et en détournant les outils de contrôle social pour y échapper. » C’est dit ! Et les quatre auteurs affichent clairement leur démarche et propos : d’une part, déconstruire le mythe d’une « expérience noire monolithique en France » porté aussi bien par les ignorants et les malveillants, mais aussi, volens-nolens, par certains cercles militants… D’autre part, contribuer à faire en sorte que les Afro-descendants, de tous poils et de tous horizons donc, qui partagent tout de même une commune condition (lire Pap Ndiaye), puissent « exister dans [leurs] propres termes et non à travers ceux des autres ». Corriger les perspectives et élargir les horizons.
40 entrées donc. D’« abolition » à « zouk » en passant par « ami noir » – « Généralement utilisé comme gilet pare-balles dans une conversation stérile. Exemple : “Je ne peux pas être raciste, j’ai un ami noir”. » On y trouve aussi l’instructif et détonnant « Bilal » (l’alibi noir des abstèmes racistes), l’étonnant « bingo », les entrées « colère », « réparations », « diversité », « enfant » ou « victimisation ». Quelques noms propres : Aya Nakamura, Bilal et Rosa Parks de même que Fort-de-France – Douala – Paris, Montreuil et Vertières. Beaucoup découvrirons sans doute la signification de « 4C », « Babtou-compatible », « black love », « nègre de maison », « regard blanc »…
Les définitions sont en général charpentées, argumentées, développées. Elles peuvent être expédiées en une phrase ou par un clin d’œil, humoristique mais entendu, à l’exemple des entrées « race » – le mot court sur deux pages rythmées par quatre commentaires – ou « anti-blanc » – une page blanche avec au milieu un « Hahahahahahahahahahaha » agrémenté d’une note de bas de page.
Le lecteur peut partager, ou non, les points de vue émis et les partis pris – comme celui d’écrire « Noir » avec une majuscule et « blanc » en minuscule (cela paraît bien inutile, l’entrée « Regard blanc » est suffisamment éclairante). Pour autant, la démarche générale et l’inscription de ce lexique dans une perspective « décoloniale » sont peut-être secondaires tant ce petit livre brille par sa forme et par son ton. Il faut saluer la façon constructive, sans rien céder sur le fond, d’aborder les questions et de poser les débats, l’ouverture, l’intelligence et l’humour des auteurs. Ces quatre-là sont bien sûr au fait des cultures dites afro-diasporiques, des débats et, surtout, de la créativité multiforme des Noirs en France. Ils ont l’art et la manière de traiter sérieusement de leurs sujets sans se prendre au sérieux. Là est sans doute la seule façon d’aborder des débats devenus sulfureux, souvent plus ennuyeux que subversifs, des thèmes par trop exclusifs, dans le débat public comme dans la communauté universitaire. Pour l’intérêt de tous.