« Nous nous sommes créés pour dénoncer un manque de prise en charge des jeunes »
Entretien avec Nathalie Senikies, Association de solidarité avec les mineurs isolés (Asmie)
Hommes & Migrations : Pouvez-vous nous présenter brièvement le contexte de création de l’Asmie ? Qui en sont les fondateurs et à quelles réalités des mineurs isolés voulaient-ils se confronter ?
Nathalie Senikies : Je suis plasticienne/sculpteur de formation et mon travail porte sur l’exode mondial. Je travaillais dans différentes structures avec des adolescents en grande difficulté depuis plusieurs années. J’ai créé l’Asmie avec un premier groupe de jeunes qui n’étaient pas des résidents en foyer mais en attente de prise en charge, obligés de justifier de leur minorité, pas scolarisés ni soignés… Ils dormaient dans la rue et, dès 14 ans parfois, étaient livrés à eux-mêmes. Je me suis demandé ce que je pouvais faire à mon petit niveau pour les soutenir. J’ai commencé à faire des actions d’art plastique avec ces jeunes qui attendaient leur tour tous les samedis dans une permanence d’aide juridique dans le 19e arrondissement de Paris. Nous avons démarré un projet photos/textes qui a été montré à la Cité nationale de l’histoire de l’immigration. Suite à Nuit Debout en 2016, où nous allions beaucoup parler avec les jeunes, nous nous sommes dit : « Lançons-nous ! » Un travailleur social était avec nous et a apporté son aide pour les statuts. L’association a vraiment été créée à l’été 2016 avec comme spécificité de l’être par et pour les jeunes. Ils ont la possibilité d’être président, porte-parole, etc. Et tous nos projets sont votés à la majorité. Les jeunes animent et défendent leurs problématiques.
Très rapidement, alors que nous n’avions pas encore de lieu, j’ai proposé d’emmener les jeunes au Centre Georges Pompidou, au Studio 13/16 (de l’époque, avec Marie-Constance), où j’allais régulièrement avec ma fille. Ils nous ont aidés à monter notre chaîne YouTube, Asmie TV. Une chaîne par et pour les jeunes sur laquelle est né le « Journal de l’Asmie ». Je trouvais aussi important que ces jeunes visitent un musée situé dans ce quartier parisien où ils n’allaient pas. Depuis, on a fait de nombreux partenariats avec les musées du coin et de nombreux projets ont vu le jour : « Mangez le musée » au Musée des Arts et Métiers, création d’un film d’animation autour du poème d’un jeune à la Gaîté Lyrique, cours de musique au Carreau du Temple, etc. Par ailleurs, la Maison des associations du 3e arrondissement nous a ouvert ses portes en nous prêtant des salles, tout comme une certaine partie du milieu squat d’Île-de-France. Cela nous permet encore aujourd’hui de proposer des cours et des ateliers quotidiens dans trois lieux.
L’Asmie tisse des liens avec d’autres structures pour accompagner les jeunes avant leur prise en charge (ou pris en charge mais laissés livrés à eux-mêmes sans formations) par l’Aide sociale à l’enfance (ASE) en leur fournissant des repas et des cours de cuisine avec des invendus alimentaires, des vêtements grâce à des dons spécifiques et à des ressourceries amies, etc., mais aussi des cours de français, d’informatique, d’anglais, du théâtre, de la vidéo, de la musique et des ateliers artistiques. Et du soutien scolaire pour ceux qui arrivent à être scolarisés. Notre association est composée uniquement de professionnels qui sont bénévoles. Elle a multiplié les partenariats pour permettre aux jeunes de se reconstruire malgré les traumatismes de leur expérience migratoire, notamment le projet avec l’Opéra de Paris autour du répertoire de Don Quichotte, grâce à Nathalie Guilbaud. Ce projet était de grande qualité et a permis à une soixantaine de jeunes d’aller régulièrement voir des spectacles durant l’année.
L’association a travaillé sur la création et la production d’un CD, avec des textes écrits exclusivement par les jeunes, suite à des ateliers d’écriture que j’ai mené avec eux. On a pu enregistrer grâce aux copains de la Gare XP qui ont prêté leur studio, et un beatmaker qui a mis les textes en musique. Aujourd’hui, après plus de 15 concerts et des heures et des heures de répétitions, on essaye de faire un tome 2 en créant nous-mêmes les boucles musicales avec Geoffrey de l’association Artistic’ qui, tous les vendredis, accueille les jeunes dans un vrai studio avec différents instruments. Nous étions d’ailleurs venus au Musée de l’histoire de l’immigration chanter ce répertoire a capella lorsqu’il était en cours de constitution. Ce projet nous a occupés deux années et a bénéficié d’une aide de la Fondation de France pour financer la production du CD. Ce fut le seul soutien reçu par l’association, qui fonctionne depuis sans subventions publiques. L’Asmie a été invitée dans différentes salles de concerts. Ses concerts réunissent sur scène une équipe de 10 à 18 jeunes, anciens et nouveaux qu’on intègre et qui apprennent les morceaux en découvrant parfois le français par ce biais ! Plus de 150 jeunes ont été impliqués dans ce projet ; ils restent en contact entre eux et avec nous et témoignent de la façon dont cette participation les a aidés à se redresser et à retrouver une fierté. L’album est en vente sur la plateforme Bandcamp (asmie.bandcamp.com).
H&M : Comment les traumatismes liés aux trajectoires migratoires de ces jeunes vers l’Europe sont-ils appréhendés par l’Asmie ? L’action culturelle permettant l’expression de soi peut-elle réparer leurs blessures qui sont souvent indicibles ? Comment les aider à parvenir à en faire le récit pour légitimer leur demande d’aide et d’accueil ?
N. S. : L’Asmie n’a pas forcément les compétences pour intervenir dans le domaine psychiatrique ou psychologique. Aujourd’hui, les jeunes, qu’on peut qualifier de héros et de « survivants », arrivent en France de plus en plus fracassés par un parcours migratoire extrêmement violent (emprisonnés en Libye, etc.) et un « accueil » auquel ils ne s’attendaient pas toujours en Europe : les lois se durcissent encore plus, la prise en charge tarde à arriver et, quand elle arrive enfin, elle est tellement sujette à retournements, injonctions contradictoires et rejets au final que le stress quotidien est intenable. Ces adolescents en construction sont de plus en plus sujets à des troubles psychiatriques renforcés par ce refus politique de leur accueil, ou à des mois d’attente avant leur prise en charge par l’ASE. Ces jeunes ont aussi besoin d’un accompagnement social quotidien au moins jusqu’à leurs 21 ans (sans parler des problèmes rencontrés en préfecture, au travail, etc.) que l’association ne peut pas seule leur proposer. Effectivement, l’art peut être le moyen de libérer une certaine parole et il peut encadrer cette parole pour qu’elle devienne une force collective permettant de pointer du doigt une réalité et d’aider à parler de situations précises et de politiques. Il faut pour cela avoir déjà travaillé avec des adolescents en difficulté et surtout ne pas improviser avec ce public ultrasensible, si on veut vraiment que ça leur apporte une force pour la suite. Je pense vraiment qu’il faut une formation – tout comme les éducateurs qui ont en charge ces jeunes (quand ils sont pris en charge) devraient avoir une formation sur l’accueil d’adolescents étrangers et sur leur façon de vivre…, et devraient également être formés à lutter contre une pensée coloniale encore trop présente dans les mentalités françaises.
Il faut également savoir s’entourer de gens qualifiés dans des domaines complémentaires qui vont créer des liens et tisser une toile autour de ces jeunes afin qu’ils se sentent non pas prisonniers et acculés, mais bien écoutés, entendus et soutenus, qu’ils apprennent l’autonomie, le vrai « vivre-ensemble » et l’entraide, leurs droits, la loi et les codes de ce continent qu’ils ne connaissent qu’au travers de clips de rap ne représentant pas la réalité.
H&M : Comment l’Asmie travaille-t-elle avec les services de l’Aide sociale à l’enfance ? Comment l’ASE considère ces jeunes ? Davantage comme des mineurs isolés ou comme des mineurs errants ? Les jeunes migrants en situation de traite ou pris dans des réseaux mafieux, autre situation d’exploitation, sont-ils identifiés ? Sont-ils moins appréhendés comme victimes que comme délinquants ?
N. S. : L’Aide sociale à l’enfance ne considère pas ces jeunes comme des mineurs mais d’abord comme des menteurs, qui vont abuser des aides sociales ou bien comme des futurs terroristes. Elle noue des partenariats avec des organismes de moins en moins qualifiés pour s’occuper de ces jeunes et tire vers le bas les budgets alloués à leur prise en charge quotidienne. C’est de l’accueil au rabais ! Les jeunes ne sont pas pris en compte comme mineurs et souvent se débrouillent tout seuls. Ils sont les victimes d’une politique mondiale qui les oblige à partir de leur pays et à quitter leur famille pour fuir des réalités complexes. La représentation des jeunes par l’ASE est double : elle est presque « coloniale » de la part des éducateurs qui auront des relations plus simples avec eux qu’avec les autres jeunes en difficulté, parce qu’ils sont généralement très respectueux de l’autorité des adultes ; elle est brutale ou inappropriée également parce que les éducateurs méconnaissent les expériences vécues par les jeunes et leurs cultures. Un tri est fait entre ces jeunes en termes de traitement social lorsqu’ils viennent d’Afrique ou bien d’un autre continent. Il suffit d’entendre le porte-parole du gouvernement censé faire une réforme de l’ASE, Adrien Taquet, parler d’« exotisme » au sujet des mineurs isolés étrangers, pour comprendre à quoi va mener politiquement ce terme qui nous renvoie à l’histoire coloniale.
H&M : Comment l’Asmie peut-elle aider ces adolescents, devenus majeurs, à se prémunir contre une Obligation de quitter le territoire français (OQTF) et devenir hors-la-loi ou un sans-papiers ? N’est-ce pas ruiner toute la démarche de reconstruction de soi et d’insertion dans la société d’accueil ?
N. S. : La politique actuelle renvoie le jeune comme une balle de flipper dès le début de la « prise en charge ». Lorsqu’il entre dans sa 18e année, celui-ci va perdre d’un coup tous ses droits en tant que mineur. En tant que jeune majeur, cela devient de plus en plus compliqué de garder ou d’avoir accès à une autorisation de travail, à une formation professionnelle et à un statut juridique. Sans Contrat jeune majeur et sans papiers, il n’a pas accès à une mission locale, ne peut pas travailler, ni continuer ses études, y compris dans l’École de la deuxième chance. L’Asmie est relativement démunie pour proposer des solutions à cette situation d’impasse, elle doit faire du cas par cas avec des moyens insuffisants. Et surtout, nous nous sommes créés pour dénoncer un manque de prise en charge des jeunes dès leur arrivée sur le territoire (présomption de minorité pour tous !), pas pour remplacer l’école, l’accès aux soins, aux diplômes, aux papiers… Nous avons aujourd’hui des contacts, même avec des formations diplômantes de qualité, mais nous ne sommes pas magiciens, et n’avons aucun droit par rapport à ces jeunes. L’ASE est « service garant » ! Quand on voit tout l’argent public disponible et la façon dont les autorités référentes s’occupent de ces jeunes en réalité, en éludant les devoirs qu’ils ont face à eux, il y a de quoi hurler !
H&M : L’Asmie donne une place d’acteur à ces jeunes en les associant à toutes les décisions prises en son sein. Quelles sont les actions les plus utiles et appréciées par ces jeunes ?
N. S. : La première chose que l’Asmie prévoit aujourd’hui, suite à une vraie demande des jeunes, c’est d’expliquer l’intégralité du parcours du combattant par lequel il faut passer pour devenir « mineur isolé étranger » aux yeux de la loi, et ce que cela implique, quelles sont les démarches juridiques qu’il doit absolument faire pour pouvoir être convoqué par un juge. Généralement, il y a 9 à 10 mois d’attente et de vie à la rue avant de recevoir cette convocation. C’est vraiment la première étape vers l’autonomie du jeune de comprendre sa situation juridique et ses droits. Évidemment, l’aide juridique doit être assurée par des personnes dont c’est le métier ! En parallèle, le jeune doit comprendre comment être orienté vers des soins concernant sa santé et avoir un accès à la scolarité.
Puis on monte (lentement) nos projets artistiques qui visent toujours à parler de la situation des jeunes au plus de monde possible, tout en pudeur et en poésie, ou même parfois en étant plus direct. Je pense à la vidéo de nos « Vœux » ou encore à la visioconférence qu’on a faite avec des députés… L’Asmie continue de proposer en permanence des actions culturelles, bien qu’elles ne soient pas évidentes en cette période de pandémie, laquelle a engendré un fort turnover des jeunes et leur renvoi fréquent vers d’autres régions. Récemment, la visite d’une exposition de Christian Boltanski à la galerie Marian Goodman où l’artiste parlait de la situation sanitaire leur a beaucoup plu. Les jeunes ont été surpris par ces œuvres, ils ont pu filmer leurs impressions, interviewer des personnes, faire des montages vidéos pour leur journal TV sur la chaîne YouTube Asmie TV. Avant la pandémie, nous faisions nos concerts, nous allions échanger dans des facultés, dans des écoles… Nous avons hâte de pouvoir recommencer tout cela !