Chambre à part ou conjugale ?
Racialisé, racialisation, décolonial, postcolonial, intersectionnalité, islamophobie, islamogauchiste, identitaire, blanchité, color-blind, cancel culture… n’en jetez plus ! Plus personne n’y comprend rien. À l’exception de quelques idéologues et militants-procureurs ; à l’exception de quelques universitaires spécialisés dans le domaine. D’un côté, la guéguerre des bassinets télévisuels, à défaut des tranchées de Verdun, de l’autre, les envolées et les finasseries dialectiques qui laissent le vulgum pecus sur le carreau. Les mots – concepts, valises, fourre-tout – se pressent, s’inventent, s’entrechoquent et virevoltent avec pour présomption de rendre le monde plus intelligible. À l’arrivée, les mieux intentionnés, qui croient encore en un monde meilleur, n’y retrouvent plus leur bébé. Oualou ou que nenni ! Car il faudrait pouvoir s’extirper du maquis des concepts, rester sourds aux sermons doucereux, être imperméable à la bien-pensance d’un thé à la menthe, demeurer froids face aux pleurnicheries et/ou invectives poujadistes de leaders auto proclamés et consacrés par la téloche. Il faudrait aussi savoir si on lutte contre le racisme (bien réel) ou si l’on pose le pied sur le terrain glissant de l’identitarisme à gogo (Qui est Noir ? Blanc ? Islamophobe ? Arabe ? Qui à le droit de traduire, d’interpréter ?…) À ce propos, lire l’excellent papier d’Érick Cakpo sur le film Tout simplement noir réalisé par Jean-Pascal Zadi et John Wax (The Conversation, 16 juillet 2020). Peut-être qu’il faudrait revenir à la sagesse du cher Cossery : « Les lentes élaborations, les théories savantes destinées à soulager la misère du peuple n’étaient à son sens que sinistres plaisanteries » (Mendiants et orgueilleux).
Mais de quoi parle-t-on ?
Dans Bastamag (5 mars 2021), Sarah Mazouz se colle à l’exercice. L’auteure de Race (Anamosa, 2020) rappelle que, biologiquement, les races « ne correspondent à rien ». Pour autant, « le racisme – l’esclavage, les empires coloniaux, le nazisme – et donc la race au sens d’un rapport de pouvoir socialement produit existe et a des effets. […] En d’autres termes, la race continue de structurer des pans entiers de nos relations sociales sans même que nous nous en rendions compte ». D’où la nécessité pour les sciences sociales de recourir « à la notion de race en l’utilisant au singulier pour décrire un rapport de pouvoir qui comme la classe ou le genre, est à la source d’inégalités sociales ». Partant, la « “racialization” traduit sociologiquement l’existence du racisme », autrement dit le processus de hiérarchisation et de domination des rapports sociaux. Quant à l’« “assignation racialisante”, [elle] est […] le fait de réduire quelqu’un à un trait qui le racialise ». Sans que cela soit en mauvaise intention (à la différence des préjugés racistes). Ainsi, on demandera à Farid Boudjellal de nous indiquer un bon petit couscous ou à Gaston Kelman de préparer du manioc (lire leurs livres témoignages).
L’intersectionnalité, concept forgé par Kimberlé Crenshaw, permettrait « d’analyser la situation spécifique des personnes qui se trouvent soumises à des formes plurielles et croisées de domination ». Passage obligé, Sarah Mazouz souligne que le concept servirait « à complexifier l’analyse de la domination en montrant deux choses principales. D’abord, être femme et noire vous fait subir des rapports de pouvoir différents de ceux que les femmes blanches subissent mais aussi de ceux dont les hommes noirs pâtissent. Ensuite, l’articulation de plusieurs rapports de pouvoir ne se confond pas nécessairement avec une addition de handicaps. Par exemple, être une femme noire ou arabe vous soumet moins au risque de contrôles de police ».
Dans ce maquis conceptuel, il faut savoir garder le cap, ne pas confondre par exemple, indigéniste et intersectionnalité. Ainsi, pour le groupuscule autoproclamé « Indigènes de la République », « il faut d’abord régler la question du racisme et des discriminations raciales » et ensuite seulement « la question du sexisme que les femmes racisées peuvent subir de la part des hommes racisés, […] alors que la démarche intersectionnelle analyse et critique les effets croisés et simultanés du genre, de la classe et de l’assignation raciale ».
Pour Sarah Mazouz, « la gauche doit se fonder sur une lecture intersectionnelle des inégalités » et défendre « la constitution de coalitions ou de causes communes entre groupes opprimés. Accorder le primat à la classe ne suffit vraisemblablement pas. Je crois que la gauche doit parvenir à articuler trois pôles : la redistribution économique, les politiques de reconnaissance et les questions écologiques, ces dernières étant en fait le résultat de l’exploitation capitaliste et des inégalités produites par la domination raciale et coloniale ».
Du rififi dans la recherche
Sur cette nécessité des convergences, Stéphane Beaud et Gérard Noiriel semblent rejoindre Sarah Mazouz (Le Monde diplomatique, 1er janvier). Ils y ajoutent la question de l’autonomie de la recherche bousculée par une tectonique médiatico-numérique et émotionnelle – narcissique ajouterait sans doute Élisabeth Roudinesco – dont les effets se feraient ressentir jusque dans les labos. Pour autant, Beaud et Noiriel mettent sur la sellette « le langage racialisant qui présente la couleur de peau comme la variable déterminant l’ensemble des pratiques économiques, sociales et culturelles de nos concitoyens écrase la complexité et la finesse des relations sociales et des rapports de pouvoir. […] Si tout l’art des sciences sociales consiste à démêler finement, selon les contextes (géographique, historique, interactionnel), le jeu des variables agissantes, il reste qu’on ne peut rien comprendre au monde dans lequel nous vivons si l’on oublie que la classe sociale d’appartenance (mesurée par le volume de capital économique et de capital culturel) reste, quoi qu’on en dise, le facteur déterminant autour duquel s’arriment les autres dimensions de l’identité des personnes ».
Pour Beaud et Noiriel, « en occultant les relations de pouvoir qui structurent nos sociétés, ces discours identitaires contribuent à accentuer les divisions au sein des classes populaires ; ce qui a été depuis les années 1980 le but recherché par les forces conservatrices pour briser l’hégémonie de la gauche » (relire Walter Benn Michaels, La diversité contre l’égalité, Raison d’agir, 2009). « La race revient en force dopée par la “complaisance” des journalistes, d’où la multiplication des actions spectaculaires, comme celles des militants qui interdisent des pièces de théâtre au nom du combat antiraciste. […] Alors que la liberté d’expression et l’antiracisme avaient toujours été associés jusqu’ici par la gauche, ces coups de force ultraminoritaires finissent par les opposer l’une à l’autre. Ce qui ouvre un véritable boulevard aux conservateurs. »
Le moins que l’on puisse dire est que ce texte, et le livre dont il est extrait paru chez Agone, a soulevé le courroux des pairs et barbouilleurs. D’ailleurs, un collectif d’universitaires a dénoncé ce « “shit storm”, un torrent de boue qu’ont renforcé quelques recensions médiatiques fielleuses », qui s’est abattu sur Beaud et Noiriel (Le Monde, 23 février). Cela serait le signe d’« inquiétantes dérives qui voient la morale, l’émotion, l’attaque personnelle remplacer la réflexion, l’argumentation, l’intelligence collective ». Sur Mediapart, le 5 février, dans sa chronique vitriolée, Joseph Confavreux évoque les « déconstructions argumentées en provenance d’intellectuels décoloniaux ». Il cite Norman Ajari qui pointe les « impasses du réductionnisme de classe » et « les limites épistémologiques du texte de Beaud et Noiriel incapable de saisir la race autrement qu’à travers les discriminations ». Passons sur la prétérition (« dérive intellectuelle et politique droitière »), pour Confavreux, le problème est que Beaud et Noiriel incluent dans le « tournant identitaire » non seulement la tentative du Parti socialiste de transformer la « “marche pour l’égalité et contre le racisme” […] en une plus inoffensive “marche des Beurs”, ou la manière dont l’antiracisme fut mis à profit par le Parti socialiste “pour ravir au parti communiste son leadership sur la gauche” […] mais également les chercheurs intersectionnels ou les militants politiques antiracistes, accusés de diviser ou reléguer les questions sociales » (et de citer le comité Adama et, encore et toujours !, les Indigènes de la République). Tout en invitant Beaud et Noiriel à « prendre le temps de saisir les mutations de l’antiracisme contemporain », Confavreux dit prendre « au sérieux » la « conviction, […] que la droite sera toujours gagnante si on entérine le “tournant identitaire” des années 1980 », c’est-à-dire la dissociation opérée entre lutte sociale et lutte antiraciste portée « sur le plan culturel, en réactivant une racialisation puissante de l’espace public, au profit d’une droite identitaire qui domine, aujourd’hui encore, la scène publique française ».
Recul de l’universalisme ?
Sur son blog, le 5 mars, Éric Fassin propose une « introduction » au concept d’intersectionnalité pour recadrer le « fantasme victimaire » qui voudrait que « l’homme blanc hétérosexuel subirait désormais la “tyrannie des minorités” ». Éric Fassin fait « l’hypothèse que cette réaction parfois virulente est le symptôme d’une inquiétude après la prise de conscience féministe de #MeToo, et les révélations sur le harcèlement sexiste, homophobe et raciste de la “Ligue du Lol” dans le petit monde des médias, et alors que les minorités raciales commencent (enfin) à se faire entendre dans l’espace public ».
Fassin fait remonter aux années 2000 l’importation – et sa traduction – en France du concept d’intersectionnalité : 2004 et la loi sur les signes religieux, le voile dit islamique met le dawa dans le féminisme et, en 2005, avec les révoltes urbaines. D’un côté, « l’hypervisibilité des femmes voilées, au croisement entre antisexisme et antiracisme », de l’autre, « la visibilité nouvelle de la “question raciale” au sein même de la “question sociale” ». « L’intérêt scientifique (et politique) pour l’intersectionnalité est donc le signe d’une exigence de complexité : il ne suffit pas d’analyser la classe pour en avoir fini avec les logiques de domination. »
Ainsi, « le privilège de classe ne suffit pas à abolir le stigmate de race ». Bien évidemment, tout cela mériterait d’être… complexifié : les bobos de Meghan ne doivent pas ressembler aux malheurs de Yasmina ou de Mamadou. D’ailleurs, Beaud et Noiriel évoquent justement ces « transfuges de classe » capables de mettre « à profit les ressources que leur offre leur ascension sociale pour diversifier leurs attaches affectives, professionnelles ou culturelles, car ils savent pertinemment que c’est un cheminement vers davantage de liberté. Pourquoi les descendants des immigrations postcoloniales qui font toujours partie des classes populaires seraient-ils constamment ramenés à leur statut de victime et privés des moyens leur permettant d’accéder eux aussi à cette émancipation ? ».
« Parler de la race, écrit Éric Fassin, c’est se donner un vocabulaire pour voir ce qu’on ne veut pas voir : la discrimination raciste est aussi une assignation raciale. S’aveugler à la race ne revient-il pas à s’aveugler au racisme ? » La question reste ouverte.
Faut-il dès lors « s’inquiéter d’un recul de l’universalisme en France » ? Pour Fassin, « c’est bien ce qu’entraîne la racialisation de notre société ». Mais, il invite à « ne pas confondre les causes et les effets, ni d’ailleurs le poison et l’antidote ». Et d’argumenter en quatre temps : « c’est l’extrême droite qui revendique explicitement le label identitaire », partant les minorités raciales et sexuelles sont les victimes et non les coupables ; « la ségrégation raciale […] n’est pas le résultat d’un communautarisme minoritaire » mais d’une « logique sociale » qui voit « les Blancs » déserter « les quartiers où sont reléguées les minorités raciales » et des « politiques publiques de la ville dont le terme apartheid résume le résultat » ; « se battre pour l’égalité […] ce n’est pas renoncer à l’universalisme » : « c’est rejeter le communautarisme majoritaire » ; enfin, « ce sont les discours publics qui opposent d’ordinaire la classe à la race ». Et de conclure : « L’expérience de l’intersectionnalité, c’est au contraire, pour chaque personne, quels que soient son sexe, sa classe et sa couleur de peau, l’imbrication de propriétés qui finissent par définir, en effet, des identités complexes (plutôt que fragmentées) ; et c’est cela que les sciences sociales s’emploient aujourd’hui à appréhender. »
« Être à la hauteur du sacrifice de nos parents »
Dans Être noire en France, Aya Cissoko s’entretient avec Béatrice Bouniol (lacroix.com, 18 février), elle revient sur son parcours et l’histoire de sa famille, insiste sur l’éducation reçue prodiguée par une mère, veuve, femme de ménage, dans « le danbé, la dignité, la vertu cardinale des Bambaras, malgré l’hostilité du pays d’accueil ». Comme Doan Bui, plutôt que d’entonner le couplet sur le « mérite républicain », l’ex-championne du monde de boxe rappelle les lenteurs, les blocages, « le traitement différencié » pratiqué par les institutions administrative, judiciaire, hospitalière, scolaire. Aya Cissoko est un exemple de réussite. Mais cette réussite, elle la doit d’abord à sa mère, à ses luttes, multiples et répétées, contre – plutôt qu’avec ! – les institutions républicaines. Autant de combats, quotidiens, invisibles, qui ont fini par la tuer.
« Le Blanc et le non-Blanc » partagent une longue histoire « de domination des uns par l’autre camp rendue possible par la violence mais aussi par l’édiction depuis plusieurs siècles de lois raciales déshumanisantes, animalisantes, chosifiantes, dont les effets délétères sur les corps non-blancs agissent insidieusement encore aujourd’hui ». « Il est donc indispensable d’interroger la façon dont la société française est organisée, hiérarchisée, classifiée pour combattre le racisme structurel et les discriminations systémiques. Aussi parce que nos corps non-blancs s’inscrivent dorénavant de façon permanente et en nombre sur le territoire hexagonal. Et que nous ambitionnons d’être à la hauteur du sacrifice de nos parents. »
Aya Cissoko témoigne : « Ce confort matériel ne me protège pas des micro-agressions quasi quotidiennes. Cette façon de détourner le regard et de vous ignorer. Cette surprise à la première rencontre. […] La candeur reste le privilège des Blancs. Ils ne s’aperçoivent même pas pour la plupart que leurs propos, leur posture sont racistes. […] Mais ayez au moins le souci d’entendre ! De vous mettre à la place de l’autre, d’être à l’écoute de ce qu’il peut ressentir. […] Mettez-vous au travail. Car votre candeur a un revers. Notre pesanteur. »
Aya Cissoko est devenue mère : « Le bagage académique et culturel qui est le mien m’épargne un grand nombre des difficultés rencontrées par ma mère. Mais la classe n’efface pas la race. Cette façon de s’étonner de ses [sa fille] aptitudes depuis le jardin d’enfants. Les stratégies que l’on met en place avec son papa blanc pour qu’il se rende seul à certains rendez-vous car sa parole aura sûrement davantage de poids. Des stratégies d’évitement et de contournement qui ont pour but avant tout de préserver ma santé mentale. » La classe n’efface donc pas la race. Mais, comme le montrent Beaud et Noiriel, elle donne des outils conceptuels, ce « bagage académique et culturel », des mots pour créer, se libérer, inventer. « Je veux que mon enfant soit en sécurité, qu’elle soit libre d’aller et venir à sa guise, libre d’être ou ne pas être, qu’elle soit elle dans son entièreté. Elle n’a pas à “choisir son camp” : Tu es française avec des origines maliennes, espagnoles, écossaises, juives d’Europe de l’Est, et c’est formidable. Tu es tout cela, ma fille. Il n’y a pas de hiérarchie à faire. D’autres le feront sans doute. Mais toi, grandis dans toutes ces sphères pour être forte. » Comme si la revendication « de chacune des strates de ses identités » signifiait le refus des assignations-réductions identitaires et raciales, d’où qu’elles viennent. Même si le combat est rude, inégal, la position n’est pas défensive ou victimaire ; c’est une marche en avant, dans le danbé, car « renoncer à un rêve n’était-il pas le plus horrible des renoncements ? ». Encore et toujours Cossery.