Ils tuent ça suffit
Sous les revendications de cette affiche se lit l’enjeu de l’immigration pour la gauche française en ce début d’année 1970. D’une part, la CGT évoque de plus en plus la question immigrée comme un « problème » qui éclaterait les luttes ouvrières et tente de syndiquer les ouvriers immigrés qui constituent, depuis Mai 68, une force agissante considérable. En face, les groupes « gauchistes », comme les maos de la Gauche prolétarienne (GP) ou de Vive la Révolution (VLR), voient dans les populations immigrées le lumpenprolétariat d’après-guerre. Ils soutiennent leurs combats, vivent parfois près d’eux ou sont établis en usines à leurs côtés. Les ouvriers immigrés, quand ils ne sont pas syndiqués, ont tendance à vouloir s’émanciper de ces stratégies qui, parfois, portent préjudice à leurs luttes qu’ils tentent alors de gérer eux-mêmes, mais acceptent aussi parfois les soutiens logistiques et de diffusion fournis par les groupes « gauchistes ».
Cette affiche montre comment beaucoup de jeunes mao-spontex (surnom des militants du maoïsme spontanéiste, maoïsme libertaire ou anarcho-maoïsme, inspiré des analyses maoïstes, mais se distingue dans sa confiance en la « spontanéité » et la créativité des masses, contre une avant-garde qui scléroserait le mouvement) interprètent l’attitude policière à laquelle les jeunes font face comme une forme de racisme. Un racisme dont ils sont témoins et qui porte sur les immigrés qu’ils côtoient. Le Front de libération de la jeunesse (FLJ) est issu de VLR (comme le Front homosexuel d’action révolutionnaire -FHAR-, puis le Mouvement de libération des femmes - MLF). Ses militants éditent de 1970 à 1971 dix-sept numéros du journal quinzomadaire Tout !, parfois tiré à plus de 100 000 exemplaires, novateur et rare dans le paysage français, tant par les sujets traités (sexualités, condition féminine, famille) que par ses formes qui empruntent au psychédélisme Etats-unien et à l’underground britannique. Comme La Cause du Peuple de la GP, le directeur de publication était Jean-Paul Sartre, la médiatisation de son personnage servant de protection à cette presse indépendante révolutionnaire. La mention « Supplément au journal… » devait servir à protéger les afficheurs en cas de contrôles de police.
L’image renvoie à des affaires survenues en 1971. Le cas de Saint-Étienne n’est pas identifié. Les autres sont des cas de mort ou de blessures graves par armes à feu sur deux jeunes (Jean-Pierre et Jean) de 16 ans (La Courneuve, le 8 mars, par un cafetier) et 17 ans (Les Blagis, Sceaux, le 21 mai, par un boulanger). Celle d’Ivry fait référence à Hadj Bekar Rehala, tué par trois policiers par balles et à coups de pelle alors qu’il venait de voler un pack de yaourt à l’usine Copelait. Sur fond rouge, cette cible blanche de stand de tir est criblée d’impacts de balles. Elle fait penser à une croix celtique et l’ensemble à un logo du groupe d’extrême droite Ordre nouveau, qui s’affronte à cette époque avec les groupes maos et trotskistes.
Romain Duplan, chercheur indépendant en histoire et co-fondateur de La Boîte à histoire
En savoir plus : Immigrations, les luttes s'affichent : une sélection d'affiches issues des collections du Musée publié par la revue Hommes & Migrations dans le portfolio de son numéro "1973, l'année intense" (n°1330, juillet-septembre 2020)