René Maran, Un homme pareil aux autres
préface de Mohamed Mbougar Sarr, Marseille, Les éditions du typhon, 2021, 194 p., 17 €
René Maran est né en Martinique en 1887 et mort à Paris en 1960. Il débarque à Bordeaux, seul, âgé de 7 ans. « Orphelin intermittent », il quittera la ville en 1910 après des études de droits pour devenir administrateur colonial en Afrique. Maran est connu pour être, comme il est convenu de le dire, non sans ambiguïtés, « le premier écrivain noir » à obtenir le Goncourt pour son roman Batouala. C’était en 1921 ! L’année du second Congrès panafricain, quelque quinze ans avant le mouvement de la négritude, auquel il n’adhéra pas.
Le titre rappelle une phrase prononcée par un autre écrivain des marges, Mouloud Feraoun, qui, tout en s’appliquant à « traduire l’âme kabyle » énonçait clairement, en 1953, que « les Kabyles sont des hommes comme les autres[1] ».
Paru en 1947, Un homme pareil aux autres serait, selon son auteur lui-même, supérieur à Batouala. Il est vrai, le roman renferme bien des qualités littéraires : classicisme de la langue, longues descriptions suggestives, richesse et précision du vocabulaire, registres d’exposition (journal intime, carnet de voyage, pages ethnographiques, relations épistolaires, dialogues), essai littéraire (long passage sur André Suarès), livre choral porté par plusieurs personnages et autant de regards sur les événements relatés, mais aussi passage du « je » au « il ». Roman aussi où se niche un éloge des livres, des auteurs et de la littérature.
Nos modernes devraient se précipiter sur ce roman d’un auteur né en 1887 : ce qu’il dit du racisme, des relations entre Noirs et Blancs, des origines et des identités est non seulement actuel, mais encore novateur et peut-être un brin subversif, à tout le moins déstabilisateur. Comme l’amour ! Car il s’agit ici d’une histoire d’amour. Un amour impossible entre un Noir – un « Nègre » – et une Blanche. La conscience de cette impossibilité est portée par Jean Veneuse, administrateur d’origine antillaise qui, comme l’auteur, est Bordelais d’adoption et qui embarque pour prendre ses fonctions d’administrateur colonial au Tchad. Il est amoureux d’Andrée Marielle. Elle l’aime. Ils n’ont pas osé se déclarer. Il part emportant son souvenir, ses regrets, ses doutes. Sa solitude.
« Aucune des femmes que j’ai connues ne m’a jamais fait sentir ma différence d’Arabe, sous quelque latitude où je me sois trouvé » écrivait Driss Chraïbi[2]. Ici aussi les femmes sont autrement accueillantes : il y a Andrée, il y aura Clarisse, il y a Madeleine Coulanges. Sont-ce des exceptions ou des signes annonciateurs d’ouverture d’une société ? En tout cas, c’est de ce côté que le « Nègre » Jean pourrait se tourner pour espérer. Comme il pourrait écouter son vieil et parfois bien ambigu, ou simplement lourdingue, ami Pierre Coulanges, qui le morigène, le rudoie, pour qu’il quitte fissa ses fonctions, rentre à Paris et convole avec Andrée. Jean n’y croit pas, regimbe… Partira ? Partira pas ? La question est posée et court jusqu’à la dernière page.
Il faut dire que Jean a une autre expérience de la société française. Il sait des choses que ses amis ignorent. Ne devinent même pas. Et notamment de la société coloniale : « La colonisation est une déesse âpre et cruelle, qui ne se paie pas de mots et se nourrit de sang. Trop pratique pour être sensible, rien ne la détourne de ses projets. […] La force primant le droit, le meurtre célébré et honoré, c’est ça la colonisation, c’est ça la civilisation. » Et cette « civilisation » a pollué les esprits et les imaginaires et ce, même si Maran – son personnage –, préfigurant un Jean Amrouche, distingue société française et société coloniale.
Sorti donc en 1947, le roman bouleverse encore les perceptions et les opinions, continue d’enrichir la réflexion. Pas de romantisme ici sur les origines ou les identités. Exit les illusions sur le retour en Afrique d’un Marcus Garvey et consorts. Certes, le regard que l’administrateur colonial pose sur l’Afrique est perturbé par la privation, le manque : il ne ressent que l’absence de l’être aimé, il pense aux douces effusions de l’amour dans un environnement écrasé de chaleur et de lumière… Mieux (ou pire, ce sera selon), Jean se dit Bordelais, Français. Non pas afro ceci ou afro cela, non pas Antillais mais Français ! Et toute la complexité du propos et de la situation est qu’il est aussi « le Nègre » ! Autrement dit un homme, « pareil aux autres », mais rejeté par ceux dont il est, quelle que soit la couleur de peau, le plus proche.
Ici le roman est d’une profondeur remarquable dans la description des effets psychiques du racisme, les doutes qu’il génère sur soi et sur ses relations ; l’estime de soi qui varie, lève jusqu’à l’exaltation et retombe jusqu’à la prostration. Rend le mariage possible ou impossible… Maran dissèque les effets destructeurs du racisme. La dialectique, les ambiguïtés et apories, du « tu » et du « nous », du « Nègre » et du « Français », du dedans et du dehors, comme aujourd’hui les assignations plus ou moins douces à résidence. Il faut être costaud ! Christiane Taubira, alors garde des Sceaux, en avait parlé et, avec pertinence, montré que sa position lui donnait quelques avantages – tout en étant exposée – sur les invisibles, les anonymes qui au quotidien doivent se construire – éviter de se déconstruire – malgré les discriminations et le racisme. Jean, lui, va plus loin, voit plus large : il pense à Andrée, à ce qui l’attend, à ce dont elle ignore, aux enfants à naître. En Afrique, terre coloniale, Jean se demande s’il n’est pas « trahi » par tout ce qui l’entoure, « le peuple blanc ne me reconnaissant pour sien, le noir me reniant presque ».
René Maran n’habitait aucune coterie, aucun parti : à la sortie de Batouala, on lui a reproché une préface hostile à la colonisation. D’autres, Fanon au premier chef, ont fait de Jean Veneuse « l’homme à abattre », la figure de « l’imposture », celle du colonisé aliéné qui n’aspire qu’à devenir « Blanc » et posséder une « Blanche ». Dans sa préface, le Goncourt 2021, Mbougar Sarr, parle d’une lecture fanonienne par trop « rapide et cavalière ». Ainsi, Maran serait, pour les uns comme pour les autres, encore et toujours « ambigu ». Comme le souligne le préfacier, Maran « a essayé de garder sa liberté d’artiste et de conscience », ce qui en temps de radicalisation est « une forme de courage » (voir Jean Birnbaum). Pour Mohamed Dib, « s’empêcher de se découvrir autre devant une autre réalité, cela relève de l’impossible, si tant est qu’on entre dans un renouveau de relations ». C’est ce à quoi invitent ce roman et cet écrivain de premier ordre.