Au musée : littérature

« Marseille est le personnage principal de mon livre »

Entretien avec Hadrien Bels, lauréat du Prix de la Porte Dorée 2021

rédactrice en chef de la revue

Hommes & Migrations : Dans ce roman, vous faites le récit d’une bande de jeunes du quartier du Panier à Marseille, bouleversé sous l’effet de la gentrification. Comment avez-vous mobilisé des mémoires et des ressources issues de votre histoire personnelle et pourquoi avoir écrit cette histoire sur ce territoire ? Aviez-vous une volonté de relater la vie d’un quartier qui n’existe plus et ainsi laisser une trace de cet endroit qui est passé à autre chose ?

Hadrien Bels : L’écriture de ce roman a surtout été un travail de mémoire sur ce quartier où j’ai vécu dans les années 1990. Mes parents s’y étaient installés dans les années 1970 en arrivant d’Algérie. Après, entre la réalité et la fiction, il y a toujours un monde ; il ne suffit pas d’avoir vécu certaines situations pour pouvoir les décrire. Il a fallu me plonger et me replonger dans la peau de gens que j’ai connus et côtoyés à cette époque, me pencher sur leur histoire, mais aussi sur leur culture pour essayer de ressentir et de raconter au plus près leurs intérieurs, leurs appartements, leur manière de parler, leurs habitudes. J’ai dû me mettre à leur place pour saisir la façon dont ils avaient pu vivre la transformation de leur quartier, et de la ville, qu’elle soit sociale, urbaine, voire physiologique. Comme mon roman se déroule sur plusieurs années, la modification des corps de ces personnages, avec le passage de l’adolescence à l’âge adulte, devait aussi être prise en compte.

H&M : A-t-il été simple de mobiliser ces groupes d’amis ? Est-ce qu’ils partageaient votre projet de roman ?

H. B. : J’ai écrit ce texte 15 ou 20 ans après avoir quitté mon quartier d’enfance. J’avais quasiment perdu de vue tous mes amis d’adolescence. L’écriture m’a permis de les retrouver. En écrivant sur eux, ça m’a aussi permis de mieux les connaître, les comprendre, d’avoir plus de recul sur ce qu’ils sont devenus ou sur certains de leurs agissements lorsque nous étions jeunes. Pourquoi Ange met ce coup de couteau ? Pourquoi Ichem coupe avec tous ses amis d’enfance ? Pourquoi Nordine fini par s’isoler du monde et pourquoi Kassim devient fou ? Je ne sais pas si j’ai toutes les réponses, mais écrire sur eux m’a au moins permis de comprendre certaines choses, sans les juger.

H&M : Et l’écriture est un bon médium pour rendre compte de l’ambiance d’un quartier qui n’est plus le même ?

H. B. : Étant également vidéaste et réalisateur, c’est une question centrale que je me suis posée dans ce livre, car mon personnage, Stress, cherche à faire un film sur son quartier d’enfance. Le roman constitue une sorte de mise en abîme, et ce personnage, n’arrivant pas à faire son film, se met à écrire un livre sur cette impasse où il se trouve. Comme toujours, réaliser un film, c’est compliqué. On doit constituer une équipe, faire appel à une production, écrire un scénario, c’est un processus très long. On y perd une forme d’immédiateté que l’écriture littéraire conserve, et qui permet de s’épargner les contraintes de budget cinéma ou de personnel puisqu’on est seul devant sa feuille. L’écriture est un travail en totale liberté mais très solitaire. De plus, Marseille est une ville compliquée à filmer ou le rapport à l’image n’est pas simple. Et puis l’écriture permet, il me semble, d’aller plus loin dans les rapports psychologiques, de raconter plus de choses.

H&M : Vous dites : « Marseille est une femme très belle à qui j’ai envie de dire “je t’aime, je t’aime, je t’aime” mais qui part avec un autre. » Marseille n’est pas seulement un décor, c’est aussi une entité-personnage en un sens ?

H. B. : Oui, Marseille est le personnage principal de mon livre. Ce livre, c’est une lettre à ma ville et je voulais lui donner vie. J’ai donné des formes vivantes aux rues ou aux places. Comme des corps vivants, des personnages. Ça permet de leur parler directement. Par exemple, la place des Moulins est une vieille femme avec un visage rond qui vote FN. Ce procédé m’a aussi permis de présenter la ville comme un corps changeant, qui se transforme, comme le corps de mes personnages principaux.

H&M : Mais c’est un peu une manière de s’approprier la ville, non ? Par exemple pour un lecteur qui n’est pas Marseillais.

H. B. : C’est vrai que Marseille est une ville difficile à saisir. D’une rue à l’autre ou même du début d’une rue à la fin de celle-ci, il y a des ambiances différentes. C’est un véritable écosystème, une forme vivante qui change et que j’ai voulu transmettre dans mon livre. Ces changements, ils ont évidemment des répercussions sur le destin de mes personnages. Baudelaire disait dans les Fleurs du mal : « La forme d’une ville change, hélas, plus vite que le cœur d’un mortel. » Qu’on soit à Marseille ou à Béthune, il y aura toujours des gens pour dire « ah, c’était mieux avant ! » Dans les années 1990 que je décris, c’était les Corses et les Italiens qui étaient nostalgiques du quartier du Panier des années 1960. Y a autant de Marseille que de personnes qui y vivent. Chacun a un rapport très possessif à cette ville. Dès lors, l’arrivée des nouveaux arrivants est toujours ressentie comme une dépossession.

H&M : Mais Marseille a toujours été un port qui accueille. Pensez-vous que la ville est maintenant arrivée à une nouvelle étape avec de nouveaux arrivants qui ont des ambitions différentes de celles de leurs prédécesseurs ?

H. B. : Oui. Je fais actuellement un travail sur l’histoire du port autonome de Marseille et je me rends compte, en regardant les photos d’archives, que Marseille était une ville bourgeoise au XIXe siècle. La France avait des projets ambitieux pour Marseille qui se sont écroulés après la Deuxième Guerre mondiale. Selon moi, Marseille est une ville tournée vers la Méditerranée et le large et qui tourne le dos à la France, ce qu’on lui a d’ailleurs reproché. Pendant des années, elle a été boudée par les pouvoirs publics et les élites françaises. Les gens évitaient cette ville à cause du sentiment d’insécurité ou du chômage. Mais on a le sentiment aujourd’hui que les gens ont trouvé le trésor, si on peut dire. Tout d’un coup, Marseille est devenue tendance. Mais, pour moi, Marseille projette aux yeux du monde une histoire qui n’est pas la sienne. À mon sens, cette ville surjoue de ses clichés et, finalement, elle n’est pas vraiment ce qu’elle donne à voir. C’est une ville où les imaginaires sont encore là, où les choses peuvent être construites. Une ville d’accueil est une ville qui n’est pas finie. Elle te dit : « Viens, tu vas pouvoir me dessiner. » Quand on va à Bordeaux ou à Toulouse, on a la sensation d’être dans des villes où tout est déjà en place, qui sont devenues cloisonnées. Marseille, elle, continue à nous faire rêver comme une ville d’Afrique du Nord.

H&M : Les nouveaux arrivants, ne sont-ce pas des gens qui incarnent cette mondialisation internationale standardisée qui fait que chaque grande ville s’arrête dans le temps ?

H. B. : Tout à fait. Les Marseillais sont aussi concernés par l’homogénéisation des styles. Par exemple, il y avait un style vestimentaire des jeunes dans les années 1990 qui a disparu depuis. La crise est à la fois celle d’une société lissée et, paradoxalement, celle de l’individualisme. À mon sens, cette homogénéisation mène au communautarisme. On y trouve un semblant d’identité, qu’elle soit queer, féministe, marocaine, algérienne, et d’en jouer pour exister.

H&M : Avez-vous été sensible à l’image que Marseille a dans la littérature ? N’est-elle pas un peu absente de la production littéraire et pourquoi ? Quels sont vos écrivains de référence ?

H. B. : Marseille est plutôt une ville orale qu’une ville de l’écrit. Je dis souvent qu’on peut arriver dans un mariage arabe à une heure du matin et voir des gens danser jusqu’à cinq heures uniquement sur leur musique, bien de Marseille. Cinq ou dix artistes de rap dans le top des ventes en France sont marseillais. C’est une spécificité quasi mondiale. Dans les années 1990, qui sont selon moi l’âge d’or de Marseille, le rap avait encore des revendications à exprimer. La culture n’était pas pleinement façonnée par le capitalisme. Pour revenir à l’oralité, écrire sur Marseille, c’est presque la trahir. C’est aussi pour cette raison que c’est compliqué de la filmer parce qu’on a dû mal à la fixer.

Avec les romans de Pagnol que j’ai beaucoup lus, Marseille a été renvoyée à du folklore. Les Marseillais y font des blagues et ils sont pris pour des rigolos alors que, dans Pagnol, il y a une profonde tristesse. Plus généralement, les Marseillais cherchent à faire rire pour cacher qui ils sont vraiment. Lorsque j’ai assisté à l’émission de Laurent Ruquier, celui-ci m’a demandé si je me considérais comme un auteur marseillais. C’est compliqué d’y répondre. Et je me demande si on poserait la même question à un auteur lyonnais ou parisien. On est en quelque sorte assignés à résidence. Je pense que c’est en partie dû au fait que cette ville se régénère et qu’il y a donc toujours quelque chose à en dire.

H&M : Les regards extérieurs sur Marseille sont donc pétris de clichés ?

H. B. : Souvent. Par exemple, je connais des personnes qui viennent d’y arriver et disent : « Je connais Marseille. » Mais non, tu ne connais pas Marseille. C’est impossible car, dès qu’on pense l’avoir comprise, elle a déjà changé. Marseille, c’est une accumulation de villages avec chacun ses codes. Comme je l’ai écrit dans le livre, il suffit de voir la coupe de cheveux d’une personne pour savoir si elle vient ou non de Marseille. C’est de l’ordre de l’âme presque. Un mariage arabe à Vitrolles donne la sensation d’une contrefaçon car c’est l’âme de Marseille qui a façonné ce mariage ritualisé et codifié au possible.

H&M : Qui est le lecteur idéal pour votre roman selon vous ?

H. B. : La sortie littéraire de ce roman s’est déroulée sous l’épidémie de la COVID, je n’ai donc pas rencontré de lecteurs. Et, en écrivant, je ne pensais à personne. Quand j’écris, je pense à moi parce que je considère que l’auteur est le premier lecteur du texte. Si tu t’emmerdes en te lisant ou en l’écrivant, c’est que tu as raté ton projet. Actuellement, je suis sur mon second livre et je songe davantage au lecteur parce que c’est l’après-premier roman. Le premier roman, c’est celui de la passion et non celui de l’intention. C’est un jet de générosité sans visée intellectuelle ou de volonté. Je ne voulais pas écrire sur la gentrification. C’est en écrivant que cette thématique est devenue importante.

H&M : En quoi, avec ce livre comme ressource, peut-on s’adresser à des jeunes pour les inciter à lire davantage et à écrire ?

H. B. : En ce moment, j’ai pris en tutorat une jeune Malienne qui vit à Montreuil et qui apprend le mandingue en 3e année d’étude universitaire. Elle écrit sur un blog. J’ai des rendez-vous réguliers avec elle pour l’aiguiller dans son travail. Et je n’arrête pas de lui dire : « Tu as vécu toute ta vie dans une cité, tu apprends le mandingue, il faut que tu te saisisses de tout ça. » La littérature sociale aujourd’hui, il faut que ce soient ces jeunes qui s’en emparent en maîtrisant une technique d’écriture tout de même. Mais ils sont une force vive pour la littérature contemporaine. Quand ils arriveront à réussir en cinéma ou en littérature, ils vont tout exploser parce qu’ils brassent des langues et des cultures. Ils parlent la langue de leurs parents, de leurs amis, et quand ils vont à Dakar, ce n’est pas pour aller au Club Med mais pour être plongés dans la vraie vie de là-bas. L’école Kourtrajmé, c’est l’exemple parfait de ce nouvel apprentissage de la création. Les membres de cette école leur apprennent une technique et une langue, et cela va être fascinant de voir ce qu’ils vont nous raconter. Ce sont des passeurs. Et il faut qu’ils rencontrent des auteurs de tous ces endroits périphériques pour se nourrir mutuellement.

Un poète congolais que j’aime beaucoup, Sony Labou Tansi, qui est mort dans les années 1990, et qui a écrit des textes incroyables, disait : « Allez dire aux Français qu’on a fait l’amour avec leur langue, et qu’on l’a fait plusieurs fois. » C’est une langue métissée qui invente des formes nouvelles. Les jeunes n’ont plus les mêmes sujets, ni la même façon d’aborder la littérature qu’à la fin du XXe siècle. Cela ne veut pas dire qu’il faut tout jeter de tout ce qui est créé actuellement, attention. Je parlerai plutôt d’un mélange plus que d’une rupture avec ce qui les a précédés.

H&M : Pensez-vous qu’un musée comme le Musée national de l’histoire de l’immigration peut être un espace qui favorise aussi ces rencontres ?

H. B. : Quand je suis venu pour la remise du Prix littéraire de la Porte Dorée, j’ai adoré l’endroit. Bon, déjà, j’adore les écrits de Pap Ndiaye depuis longtemps et j’ai vraiment apprécié la manière dont j’ai été reçu dans ce Palais de la Porte Dorée. Je serais presque tenté de rentrer dans les débats actuels pour dire qu’il faut regarder en face notre passé colonial et affronter, par exemple, la symbolique de cette façade du Palais, qui nous balance à la gueule cette histoire coloniale dont on essaye d’échapper. Il faut regarder l’histoire en face et c’est beau qu’un tel endroit réussisse à refroidir les passions et les polémiques actuelles. L’accueil que j’ai reçu était incroyable, mais aussi l’espace de cette guinguette d’été sur l’esplanade qui amène des familles. Ce musée traite en profondeur des problématiques qu’on survole trop souvent dans les débats. L’immigration, moi, je lui dois tout. Je lui dois ma langue, ce que j’écris, ce que je suis, comment je m’exprime. En restant dans mon quartier, elle m’a fait voyager dans le monde entier. Et l’idée de transmission m’intéresse beaucoup, avec ce qu’elle implique d’angoisse et de responsabilité.

H&M : Je ne sais pas si vous avez reçu d’autres prix littéraires, mais personnellement, qu’est-ce que vous inspire ce Prix littéraire de la Porte Dorée ?

H. B. : J’étais tellement heureux de recevoir ce prix littéraire. Je suis passé à côté de quatre ou cinq prix auparavant avec mon premier roman. On dit souvent : « oui, on s’en fout des prix », moi, je ne m’en fous pas. Et quand j’ai reçu celui de la Porte Dorée, j’étais heureux. D’abord, parce que Sylvain Prudhomme l’a reçu en 2015 pour Les Grands[1] et que c’est le premier livre que m’avait offert mon éditrice à notre rencontre. Ce livre fait écho à mon rapport fort à l’Afrique. Ensuite, il y a Pap Ndiaye pour lequel j’ai beaucoup de respect, ainsi que Marie Ndiaye et Mehdi Charef qui était le président du jury de ce prix. C’est un peu un triangle sacré. Quand j’ai eu le prix, les gens m’ont dit : « Cela fait sens. » Je me suis demandé pourquoi, parce que mon livre ne parle pas directement d’immigration. Mais à la fois, j’ai trouvé cela très beau. Car en entretiens on ne me parlait que de gentrification ; tandis qu’à la Porte Dorée, à la remise du prix, on m’a beaucoup parlé de la langue. Cette langue est au cœur de mon livre, pas simplement parce que je parle d’immigration, mais parce que c’est ce que je suis. C’est une expérience d’immigration. Recevoir ce prix, c’est la classe, je trouve !

 

[1] Sylvain Prudhomme, Les Grands, Paris, Gallimard, 2014.