Selçuk Demirel, douces déflagrations
Une sélection précise et représentative de 23 encres de la collection personnelle de Selçuk vient enrichir la collection de presse et d'illustrations du Musée national de l’histoire de l’immigration.
Selçuk regarde le monde avec une ironie amoureuse. Orhan Pamuk écrit en 2013 à propos de lui : « Le sourire qui apparaît sur notre visage n’exprime pas la joie que nous ressentons face à la satire, à l’exposition des faiblesses et des fautes des autres. Il exprime le plaisir de voir le monde intelligemment, le plaisir de pouvoir être intelligent en regardant les dessins de Selçuk. » Selçuk Demirel est né en 1954 à Artvin, en Turquie. Ses premiers dessins paraissent en 1973 à Ankara alors qu’il est encore lycéen. Il expose dès 1973 et en 1975. Il s’inscrit dans une longue tradition : la Turquie a une riche culture humoristique, entre satire, caricature et personnages picaresques. Les caricatures politiques trouvent leur origine dans l’Empire ottoman à la fin des années 1860. À cette époque, la tradition du théâtre d’ombres (Karagöz) était déjà largement utilisée pour commenter les événements sociaux et politiques. Au début des années 1960, une nouvelle génération apparaît, marquée à gauche, en opposition avec le régime militaire mis en place en 1960. Certains sont arrêtés au milieu des années 1970, après un deuxième coup d’État militaire, en 1971. Mais les illustrateurs sont très populaires, et certains satiristes, comme Turhan Selçuk, sont libérés à la suite de manifestations. En 1975 est même ouvert l’un des premiers musées de la caricature au monde, à Istanbul.
Selçuk entame des études d’architecture en 1975 tout en continuant à publier ses dessins dans des journaux et des revues. Il participe à la fondation d’un syndicat de mineurs (Ankara, 1975) et publie leur journal (Maden Isçisinin Sesi, de 1975 à 1978). Un peu trop engagé politiquement aux yeux du gouvernement militaire, inquiet des violences dont il est témoin à l’université, il quitte Ankara en septembre 1978 pour la France. Il entre immédiatement à l’École des Beaux-Arts de Paris (1979) et, parallèlement à ses études, commence à vendre ses dessins à la presse, notamment au journal Le Monde. À partir de 1985, il est illustrateur régulier pour Le Monde diplomatique, Le Nouvel Observateur, L’Humanité Dimanche, L’Événement du Jeudi, des journaux turcs (Cumhuriyet, Mimarlik, Politika, YeniYuzyil, Milliyet, T24), et des journaux et des magazines américains (The Washington Post, The New York Times, The Wall Street Journal, Time, The Boston Globe, The Nation). Il continue à répondre à diverses commandes d’illustrations et d’affiches. Très vite, il investit le livre. Il commence par des ouvrages destinés à la jeunesse et invente notamment le personnage de Moumouk. Il élargit ensuite sa production à des recueils d’illustrations. Il collabore notamment avec l’écrivain et critique d’art John Berger : Cataracte (2013), Un Homme sur la plage (2015), les deux édités par Le temps des cerises, What Time is it ? (2019, Notting Hill Editions, Royaume- Uni), Fumée (2021, Manifeste éditions !). Il a publié plus d’une cinquantaine de livres, la plupart aussi édités en turc par Yapi Kredi. Il entretient des liens d’amitié avec de nombreux artistes et intellectuels. Parmi ceux liés à la Turquie, on peut citer Yachar Kemal, Abidin Dino, Yuksel Arslan, Ilhan Berk, Mengu Ertel, Komet, Behçet Safa, Onat Kutlar, Altan Gökalp, Orhan Pamuk, et, en France, John Berger, Nella Bielski, Dominique Noguez, Roland Topor, Olivier O. Olivier, Roman Cieslewicz, Wolinski, Patrice Delbourg, Robert Kramer, Ignacio Ramonet, Serge Halimi.
Sa maîtrise des formes et des couleurs se traduit en peintures faisant l’objet d’expositions monographiques régulières, notamment dans l’une des principales galeries turques, Nev. Parmi ses expositions importantes, citons la Gallerie delle Prigioni (Treviso, 2020), l’Institut français (Istanbul, 2014), la Galeri Nev (à Istanbul en 1990, 2002, 2009, 2014, 2021, et à Ankara en 1984, 1987, 1990, 1995, 2002, 2008), la Galerie des Lumières (Nanterre, 1997), la librairie La Hune (Paris, 1991, 2005), le musée Wilhelm Lehmbruck (Duisburg, Allemagne, 1988). Même s’il vit à Paris depuis plus de quarante ans, il reste lié à son pays natal, où il se rend régulièrement.
Attentif aux bouleversements du monde, notamment méditerranéen, lui-même marqué par son exil de Turquie, il dessine tous les jours à l’encre, avec justesse, distance et ironie le quotidien, à travers une approche souvent métaphorique. Il tient parallèlement des journaux dessinés, des carnets noirs où il expérimente et réagit à chaud, sous forme esquissée. Un sous-bock, un catalogue de défilé de mode, un caillou génèrent de nouvelles images qu’il s’empresse de traduire sur le papier, parfois en les utilisant comme supports. Cette approche subjective de l’actualité, presque intime, loin des clichés, caractérise son oeuvre. Comme l’affirme le peintre Abidin Dino : « D’une manière, le travail de Selçuk, c’est tenir un journal intime. Une sorte de journal qui se compose non pas de mots, mais de dessins. Des dessins qui vont jusqu’à être les conséquences d’une alternance des sentiments et des pensées de l’artiste. C’est peut-être l’affirmation ou l’extériorisation d’une nécessité, d’une puissance interne. […] Selçuk regarde les hommes avec fureur, joie, effroi, confiance, déception, admiration. Sans arrêt il observe peut-être même dans l’obscurité, chez lui dans son lit, il dort les yeux grands ouverts ou bien il rêve, ses yeux tournés vers l’intérieur. […] Bref, jour et nuit, les yeux grands ouverts, il observe et il dessine… »
On pense spontanément aux grands illustrateurs français, Tomi Ungerer, André François, Folon et ses hommes-oiseaux, l’humour tendre de Sempé, le regard grinçant de Plantu sur l’actualité ou encore les envolées de son ami Roland Topor. Jouant de l’échelle, Selçuk alterne silhouettes avec leurs ombres, solitaires ou en groupe – une forme récurrente de ses dessins –, et visages modelés. Les divers éléments du visage – yeux, bouche, crâne – constituent son vocabulaire habituel. « Selçuk utilise les parties du corps d’une manière désinvolte et typiquement turque : ni protestante, ni méditerranéenne, comme si la comédie de la condition humaine provenait du corps humain ; de la mélancolie de l’anatomie » écrit John Berger (Cataracte, Le temps des cerises, 2013). Les personnages flottent dans des espaces vides, à peine esquissés par un horizon, parfois labyrinthiques. La forme est souvent atomisée, en petits traits, virgules, vagues. La fonction est déplacée, détournée, à la manière surréaliste de Magritte. Plusieurs sujets sont récurrents dans son travail : la mer, les oiseaux, la plume de l’écrivain, les arbres, et le temps, à travers les horloges.
Son trait souple, l’usage fluide de l’encre donnent naissance à des images douces qui portent pourtant un regard critique. Comme l’indique John Berger : « Monstrueux sont la plupart de ses dessins : des allers simples pour le cauchemar. Mais si ma pensée parvient à me rappeler l’un de ses dessins, le calme m’envahit – et je trouve le sommeil. Il est un ami de mon imaginaire. » Il navigue entre humour noir et joie de vivre, cynisme et poésie. Souvent, le dessin est la transcription simple d’un rapprochement, d’une idée, d’un calembour. Même s’il aime jouer avec les mots, ses figures sont toujours silencieuses, méditatives : aucun texte ne les accompagne, les images se suffisent à elles-mêmes. Le contraste est fort entre l’absence de texte et les multiples réflexions que font naître à chaque fois ses dessins.
Les images sont rarement liées à un événement particulier, elles ont souvent une portée universelle. Même s’il réagit parfois à l’actualité, comme nombre des dessins de ce portfolio, ce n’est pas ce qui caractérise exclusivement son approche. Une sélection précise et représentative de 23 encres de la collection personnelle de Selçuk vient d’être acquise par le Musée national de l’histoire de l’immigration, ici reproduites en partie. Accompagnée d’une quinzaine d’affiches, elle enrichit la collection de dessins de presse et d’illustrations, initiée avec Plantu, continuée avec des dessinateurs d’humour comme Boris Sajtinac, et des planches de bande dessinée ayant trait aux migrations.