Les témoins du temps et autres traces
Salah Oudahar, La Bauche, éd. À plus d’un titre, coll. « Les cahiers de poésie », 2021, 110 p., 15 €
L’auteur est né à Iflissen en Kabylie maritime, région chère à l’anthropologue Camille Lacoste- Dujardin. Il est né en 1951, dans l’inique Algérie coloniale, n’en déplaise aux thuriféraires décomplexés du moment. Trois ans avant le déclenchement de la guerre d’indépendance. En 1962, au sortir des « souffrances de la guerre », Salah a 11 ans, il a perdu un frère. Le gamin connaît déjà le prix des sacrifices. Pourtant, comme les millions d’Algériens, il a la tête pleine d’illusions et d’espoirs. L’enfance est là, présente dans la métrique des phrases et l’argentique des photos, inscrite pour l’éternité dans cette terre impérissable, dans l’immobilité des pierres et le souffle du vent. Voyage mémoriel sans doute mais voyage sans nostalgie ni autolâtrie, sans pleurnicherie ni nombrilisme ! Ces traces ici dépoussiérées sont celles du commun « sillon », de « l’émerveillement », la lueur de « la flamme qui donnait sens et alimentait le printemps des êtres et des choses ».
La poésie et les photos, en noir et blanc, de Salah Oudahar sont un éloge de la pierre et de la mer, du silence et du recueillement, une glorification de la vie : « garder tenace le souvenir de la flamme », l’éclosion d’une fleur, un baiser, le souffle des ancêtres, la présence d’une mère. Il faut savoir écouter le silence assourdissant des pierres, le flux et reflux intemporel de la mer qui donnent à entendre l’éternité au milieu des agitations assassines des hommes. Et des pouvoirs. Traces minérales (pierre, rocher, grain de sable), fluides et liquides (mer, vagues, ressacs…), marines avec ces mouettes « blanches et affamées », toutes témoignent du temps. Ce recueil salutaire, écrit par un vertical kabyle, renferme d’autres traces, celles d’un ancestral et paganique rapport au monde. « Nous sommes de ce monde » dit le poète, en ces temps d’innombrables dangers, comme un appel et un rappel à l’ontologique, à l’universel et au commun. Cette poésie, distincte de l’héritage cartésien, pose les êtres et les éléments mêlés, entrelacés, témoins et solidaires de et pour l’éternité « fondue dans la pierre », ces « pierres ne sont pas muettes », elles « sont la marque du temps et de la présence, celle d’un vieux pays et d’une vieille présence humaine, celle des hommes libres ».
Poésie de l’exil, des identités – malmenées et fragiles –, de l’absence et du temps, Salah Oudahar revient vers le pays quitté – et jamais abandonné –, rappelle les trahisons de l’Histoire. La trahison des « couleurs », comme un rappel à Sénac ou Ahmed Azzegagh.
Et il y a l’exil. L’exil de celui qui a quitté l’Algérie en 1992 pour Strasbourg, où il est aujourd’hui directeur artistique du Festival Strasbourg-Méditerranée et président de la compagnie de théâtre et de danse Mémoires vives. « Les désirs de voyage / Ne sont-ils qu’illusion / Battues par les vents / Blessure qui saigne / Inguérissable » questionne l’auteur. Pourtant, cet exilé-là sait que « la foi en l’impossible est la seule qui vaille. / La lanterne du poète / Les traces de pas / L’ivresse du chemin ». Alors, oui, « Inguérissable » mais nullement défait, « inguérissable » mais vivant. « Inguérissable » mais marchant sur ce chemin difficile où il faut apprendre « L’étranger », « l’Errance », la « partance », « les brisures », la « perte » (on pense à Alice Zeniter), « l’alphabet de l’oubli », et se souvenir, encore, de la « Mémoire vive du sillon ».
Ici, plus qu’ailleurs, l’héritage est sans testament. Il faut lire le procès, vigoureux, qu’intente Oudahar aux prédateurs de la mémoire et des « héritages indus ». Nulle gloriole et surtout nulle prédation appropriation de ce « dont tu n’es pour rien, et qui, d’une certaine manière, ne t’appartient pas ». Avec René Char ou cet autre poète kabyle, Muhend U Yehya, il fustige la fidélité ou la loyauté du voleur ! « Il t’appartient de […] faire la preuve d’inventer toi-même, de creuser toi-même ton sillon. Ton propre sillon. »
Tout de ce qui constitue la commune condition humaine est ici. Dans une langue douce, humble, empreinte de bonté et d’humanité. Salah Oudahar parle de rencontre et d’échanges, d’un monde en partage, de paix et d’amour, de corps et de désir, Tout est pudique. L’amour est au centre de ce recueil, au point d’évoquer une mobilisation citoyenne – le Printemps berbère d’avril 1980 – à travers des mots comme « rosée », « rire », « regard de l’autre », « tendresse », « amours », « brise nuptiale », « désir » « corps », « bouche ivre » ou « poésie ». Serait-ce une façon de suggérer qu’il ne peut y avoir de révolution qu’heureuse et… amoureuse ? Que la révolution doit aussi être individuelle et réinventer nos dictionnaires ? Et revenir vers « La pierre / En ses fissures natives / Alphabet des commencements ».