Non-assistance à personne en danger
Selon l’Organisation des Nations unies, plus de 5 millions de personnes, dont près de 4,8 millions d’Ukrainiens, ont fui l’Ukraine 51 jours après l’invasion russe. Selon l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), environ 215 000 non-Ukrainiens, étudiants et travailleurs migrants, ressortissants de pays tiers, ont aussi quitté l’Ukraine, rencontrant parfois des difficultés pour regagner leur pays. L’OIM estime aussi à 7,1 millions le nombre de déplacés à l’intérieur du pays. Au total, ce sont plus de 12 millions de personnes, qui ont dû quitter leur foyer soit en traversant la frontière vers la Pologne, la Roumanie, la Hongrie, la Moldavie, la Slovaquie ou la Russie, soit en trouvant refuge ailleurs en Ukraine.
Au 14 avril, selon le ministère de l’Intérieur, plus de 45 000 Ukrainiens sont passés par le territoire français et 39 952 autorisations provisoires de séjour ont été délivrées. Pourtant ils ne seraient que 25 881 personnes hébergées en France. « Nombre d’Ukrainiens se dirigent en effet rapidement vers d’autres pays, en premier lieu l’Espagne, l’Italie et le Royaume-Uni. Et de nombreuses autres personnes peuvent arriver en France sans être contrôlées. »
Du jour au lendemain, l’Europe se trouve confrontée à un drame migratoire et humanitaire inédit depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Ce qui était encore inimaginable, il y a peu, sur le continent européen ne l’est malheureusement pas ailleurs, théâtre éloigné et souvent invisible de drames comparables, humainement identiques. Le vocabulaire, réservé jusque-là à des populations africaines, proche-orientales ou asiatiques, bien connu des spécialistes et des citoyens, sensibles ou engagés, s’est répandu, jusqu’à la nausée, dans les médias mainstream. « Jusqu’à la nausée »… car le – juste ! – bruit en faveur des Ukrainiens rendait assourdissant le silence, voire l’hostilité, réservés au pauvre bougre qui avait le malheur de tenter de débarquer qui d’Afghanistan, qui de Syrie, qui de Somalie.
Bons et mauvais réfugiés ?
Les mobilisations et la solidarité ont été unanimes, de la Pologne à la France, dans les médias et dans les formations politiques. Le 25 février, sur Europe 1, le député Modem Jean-Louis Bourlanges déclarait que les Ukrainiens constitueraient en France une « immigration de grande qualité, dont on pourra tirer profit ». Ce à quoi le journaliste Yaël Goosz réagissait : « Attendez, qu’on comprenne bien : il y aurait donc des réfugiés moins utiles… Parce que culturellement trop différents ? Pas chrétiens ou pas Européens ? Réflexe de voisinage pour aider d’abord celui qui nous ressemble ? Loi du mort au kilomètre, qui veut que plus l’horreur se produit loin de chez soi et plus on y est indifférent ? Comme s’il fallait dire “accueil de réfugiés” en parlant des Ukrainiens, mais “crise des migrants” si on évoque le sort des Irakiens, des Syriens ou des Afghans ! » (France Inter, le 2 mars). Dans la foulée, la SNCF décrétait la gratuité des transports pour les réfugiés ukrainiens. Illico, le syndicat CGT Cheminots demandait d’élargir la gratuité à l’ensemble des réfugiés, estimant qu’il n’y a pas lieu de sélectionner « les bons ou les mauvais réfugiés ».
Une règle semble régir les questions migratoires : déplacés et exilés, surtout pour les plus pauvres, ne s’aventurent guère loin de chez eux et de leur pays. Il en est ainsi des Européens comme des Africains. Si l’accueil et la solidarité doivent d’abord et mécaniquement être locales, pour autant, la débauche de moraline qui s’est déversée avait quelque chose de consternant quand, dans le même temps et en l’espace de quelques jours, périssaient au large des côtes libyennes des dizaines d’hommes et de femmes ! Certes, au Sahara, en Libye, en Afghanistan ou en Irak, ces hommes et ces femmes n’avaient pas subi les bombes de Poutine… Troublant aussi, cet autre constat qui veut que l’empathie réservée aux non-Ukrainiens, qui s’esbignaient aussi, était délivrée à doses homéopathiques. Pour leur malheur, ceux-là avaient la peau noire ! Et, semble-t- il, dans la Pologne d’Andrzej Duda, cela passe un peu moins… De sorte que certains étaient refoulés à la frontière, quant aux autres, ils pouvaient se retrouver enfermés dans des centres de détention (Infomigrants.net, le 24 mars). « Une enquête coordonnée par l’ONG d’investigation Lighthouse Reports, en partenariat avec plusieurs médias, dont Mediapart et Radio France, a révélé, mercredi 23 mars, qu’au moins quatre étudiants étrangers qui avaient fui la guerre en Ukraine se sont retrouvés détenus en Pologne et contraints de demander l’asile dans le pays. » Et de citer le témoignage d’un jeune Nigérian ci-devant étudiant à Kharkiv : « À la frontière, le 27 février, ils [les gardes-frontières polonais ndlr] ont pris nos téléphones de force […]. Ensuite, ils nous ont demandé de requérir l’asile. J’ai refusé. J’ai été forcé de signer la demande car sinon c’était la prison. Ils m’ont détenu dans un autre endroit puis, j’ai été transféré ici, dans le camp fermé, à l’intérieur de la forêt. » Pour Małgorzata Rycharska, de l’ONG Hope & Humanity Poland, « c’est difficile de ne pas y voir du racisme, car dans le camp près de Varsovie, tous ceux qu’on connaît sont d’origine africaine ». Scènes de tri, de violence, d’humiliation, de refoulement, documentent de nombreux cas de racisme. Une situation qui a, tout de même, « provoqué une vague d’indignation ». Pour alerter des conditions « d’accueil » des étudiants africains (20 % des 76 500 étudiants étrangers en Ukraine avant le conflit), le hashtag #AfricansInUkraine a été lancé.
« Nos frères étrangers et descendants d’immigrés »
Deuxième tour des élections présidentielles en France. Cas de conscience pour nombre d’électeurs, contraints de voter Macron pour ne pas, demain, être accusés de non-assistance à personne en danger. Car si Zemmour et Dupont-Aignan sont tombés sans gloire du rafiot électoral, il y restait la candidate du Rassemblement national (RN). Et les mesures annoncées n’auguraient rien de bon pour certains avec, en levée de rideau, la promesse d’un référendum sur l’immigration. « La loi sur l’immigration proposée par la candidate est bien plus radicale qu’elle ne le laisse entendre », écrit Matthieu Aron (Nouvelobs.com, 15 avril). Et de préciser : Marine le Pen « n’ambitionne pas seulement, si l’on peut dire, de bloquer l’arrivée des immigrés ou de se montrer plus sévère avec les clandestins. La présidente du RN cible aussi, sinon avant tout, les familles, les hommes, les femmes, en situation régulière et en France depuis souvent des décennies. Ces derniers, si elle arrive au pouvoir, seront réduits au rang de sous-citoyens ne disposant pas des mêmes droits que les “nationaux”. L’objectif est de les priver de ressources afin de les pousser à quitter le territoire. Voilà le but poursuivi par Marine Le Pen même si elle ne l’énonce pas aussi clairement. […] Car la “préférence nationale” ne consiste pas uniquement à privilégier les Français. Elle vise aussi à obliger des milliers de personnes à “rentrer chez eux”. La “remigration” prônée par Zemmour avance ici de façon masquée ».
Marine Le Pen au pouvoir, les étrangers se verraient bannis de nombre d’emplois, possiblement priver « d’activités associatives » et « de représentation professionnelle ou syndicale ». Sans ressources (elle s’engage à couper ou à réduire les aides issues d’une quinzaine de dispositifs de solidarité dont les allocations familiales), ils se retrouveraient en situation d’expulsion. Exit le « droit du sol » à l’âge de la majorité. Fini le regroupement familial, à de rares exceptions. Quant aux étrangers tentés, malgré tout, par l’Hexagone, ils devront présenter « un contrat d’assurance couvrant leurs frais de santé » car, selon la candidate du RN, « ils ne peuvent constituer un coût pour le système de protection sociale et pour les finances publiques ».
« “Toute cette politique n’a qu’une finalité […] : que l’installation des étrangers sur le territoire national” ne puisse en rien “modifier la composition et l’identité du peuple français”. La candidate RN en appelle à un sursaut qu’elle qualifie de “civilisationnel”. Sur ce plan, elle a raison. Si elle gagne le 24 avril, la France ne sera plus la France », écrit Matthieu Aron.
Cela inquiéta. Au point que certains appelèrent à voter Macron, non pour faire barrage – la blague est éculée – mais pour ne pas être accusés, demain, de non-assistance à personne en danger. « Mieux vaut un vote qui pue qu’un vote qui tue » pouvait-on lire le 16 avril dans la manifestation contre l’extrême droite. Mais cela n’est pas allé sans cas de conscience. Ainsi, pour Annie Ernaux, « il ne faut pas que Marine Le Pen passe. Mais je ne crois plus au front républicain, il est usé. […] Le piège est bien constitué et c’est le plus insupportable. C’est le couperet. On nous oblige à faire quelque chose qu’on ne veut pas faire. […] Ce qui domine en moi, là, c’est la colère d’être acculée à ce choix » (Libération, 11 avril).
C’est clairement sous le signe de l’assistance à personne en danger que Bertrand Badie et Dominique Vidal lancèrent un appel aux électeurs de gauche à voter Macron. « Le bilan de Macron est sans aucun doute des plus négatifs : une manière des plus arrogantes, une politique favorable aux plus riches, la destruction de nombreux acquis sociaux, une répression souvent sauvage des mouvements de contestation, une France mise en échec dans le monde […]. Rien de tout cela ne donne envie de voter Macron. Mais peut-on pour autant laisser passer Le Pen ? » Et d’ajouter : « Nous avons en particulier une responsabilité vis-à-vis de nos frères étrangers et descendants d’immigrés. Le référendum que projette Le Pen les vise directement : préférence nationale, restriction du droit du sol, enterrement des lois antiracistes, menaces sur la presse, dénaturalisation de certains Français, voire début de “remigration” – sans oublier le symbole de cette islamophobie qu’est l’interdiction du voile dans l’espace public… Quelle femme, quel homme de gauche pourrait assumer en conscience ce racisme (in)digne de Vichy ? […] pour barrer la route au néofascisme à la française, nous n’avons – hélas ! – qu’un instrument : le bulletin de vote Macron. »
Même point de vue, mais exprimé d’un autre lieu, avec cette fois une mise en garde. Celui du journaliste et écrivain Nadir Dendoune : « Je m’excuse auprès d’une partie de la gauche radicale blanche et intello que contrairement à vous, en tant que basané, je n’ai pas ce luxe de m’abstenir au second tour. J’irai donc faire le Castor et je mettrai un bulletin Macron en me bouchant le nez. Par contre, si la fasciste est élue, on sera très nombreux à se souvenir de votre manque de soutien… » (compte FB). Ce qui a valu un commentaire signé Pap Ndiaye : « Perso je ne crois pas à cette tactique si on considère qu’on n’a pas réussi sur la stratégie. Justement c’était la stratégie du camp pragmatique ou prosaïque ou même cynique… Il parie sur notre émotion, et tant qu’il ne sera pas mis à nu ou qu’on ne le connaîtra pas réellement il gagnera toujours au présent soit mais en plus avec l’option future… La lucidité paye… » Nadir Dendoune a étoffé son post dans une tribune publiée dans Libération, le 20 avril.
Kamelia Ouaissa est d’une autre génération. Journaliste pour le Bondy Blog (15 avril), elle votera pour la première fois en 2022. « Après la tristesse, la déception puis la colère, c’est la peur et la confusion qui prennent place. […] Il est cependant inconcevable de laisser, par le vote blanc ou l’abstention, une possibilité à l’extrême droite d’être au pouvoir. […] Le barrage à l’extrême droite repose principalement sur l’envie de protéger les miens, ceux qui me ressemblent, d’un sort qui pourrait leur être fatal. La préférence nationale prônée par Marine Le Pen, pour l’accès aux droits les plus élémentaires comme le logement, la protection sociale, ou l’emploi, m’empêche de laisser faire. »
Femmes sans le voile
Tandis que Kamelia Ouaissa évoque sa « peur de l’État de non-droit dans lequel les résidents étrangers, les exilés, les musulmans et musulmanes visibles seront » en cas de victoire du RN, Razika Adnani pointe une autre peur dans une lettre ouverte adressée à Éric Piolle maire écolo de Grenoble (Marianne, 30 mars). Razika Adnani s’en vient, elle aussi, prêter assistance à une autre catégorie de personnes en danger, oubliées de bien des débats, laissées pour compte des tribunes et des démonstrations de solidarité… les femmes sans voile. La philosophe et islamologue explique à M. Piolle pourquoi le voile et le burkini s’opposent à la liberté des musulmanes. Après avoir fourni quelques éclairages historiques et exégétiques, elle questionne : « Monsieur le Maire, étant donné que vous défendez le port du voile, avec quel regard et quel propos allez-vous mener ces discussions autour du corps et du voile ? Allez-vous cautionner l’argument selon lequel les hommes sont incapables de maîtriser leur instinct sexuel et que les femmes doivent donc dissimuler leur corps pour se protéger contre leurs agressions ? Ou celui qui prétend que certaines femmes ne veulent pas montrer leur corps parce qu’elles sont pudiques ? Ce sont les arguments que le discours religieux a toujours utilisés et je n’en vois pas d’autres, concernant le corps, qu’un défenseur du burkini pourrait avancer. Ainsi, dans les piscines de Grenoble, on aurait des femmes qui seraient pudiques et d’autres impudiques. Des femmes qu’il faut respecter, ce sont les pudiques, et d’autres qui mériteraient d’être harcelées, agressées voire violées, ce sont les impudiques. »
« Le voile discrimine les femmes non-voilées » écrit l’auteure et cela n’est pas affaire de religion, mais d’égalité ! Car la République, en acceptant le voile, « renonce à son devoir de garantir l’égalité de tous les citoyens dans l’espace public ». Et d’ailleurs, demande Mme Adani, « le voile est-il réellement un signe religieux comme vous l’affirmez ? » Après avoir rappelé que cette question est largement controversée chez les musulmans, dignitaires et vulgum pecus, elle dresse le constat – celui-là même qu’avait dressé Fethi Benslama en 2005 – : « En tant que Maire, quand vous affirmez […] que le voile est un signe religieux qui fait partie de l’exercice du culte […], vous tranchez en faveur des conservateurs et des islamistes […] et vous entravez les efforts de combien de femmes et d’hommes dans le monde musulman qui veulent en finir avec cette pratique déshumanisante pour la femme et également pour l’homme. »
Étrangers en galère… numérique
Depuis 2017, la dématérialisation des services publics rend obligatoire le passage par Internet pour la prise de rendez-vous à la préfecture pour les naturalisations, la demande ou le renouvellement du titre de séjour. Le passage, obligé, s’avère souvent impraticable. Les usagers multiplient, des semaines et des mois durant, les captures d’écran, par dizaines et par centaines, histoire de justifier de leur bonne foi, car le risque ici est… l’expulsion ! Exit les files d’attente devant les préfectures, place à l’attente, solitaire et invisible, derrière son écran ! Le guichet est désormais virtuel, mais les effets sont bien réels, à commencer par les nuits sans sommeil, le temps perdu devant les écrans, le stress, la peur des contrôles, vivre en situation irrégulière et dans la précarité. Le système, ici comme ailleurs, sécrète ses roublards et ses réseaux interlopes : on se revend les rendez-vous (600 euros) pour un service public censé être gratuit.
Dans le cadre d’un rapport visant à réduire les inégalités d’accès aux droits générées par la dématérialisation du service public, datant de 2019 mais publié le 16 mars dernier, la Défenseure des droits souligne que le maintien d’alternatives au tout dématérialisation reste largement impensé par le gouvernement. Le rapport pointe le « renversement historique » du principe d’adaptabilité, « qui devient une qualité attendue de l’usager, plutôt qu’une exigence qui incombe au service ». Or « les usagers n’ont pas la liberté de recourir au service public, ils y sont contraints, soit par des textes, soit parce que leurs ressources et leur équilibre de vie dépendent des prestations du service public. Ils n’ont pas d’alternative, sauf le renoncement et le non-recours. C’est ce qui fonde […] les grands principes du service public – égalité, continuité et adaptabilité – qui s’imposent comme autant d’impératifs incombant aux administrations » (lacimade.org, 16 février 2022). La Défenseure des droits formule ou réitère un ensemble de recommandations, qui vont dans le même sens que les préconisations déjà formulées par la Cimade. Faudra-t-il là aussi parler de non-assistance à personnes en danger ?
- Mustapha Harzoune