L’ami arménien
Andreï Makine, Paris, Grasset, 2021, 216 p.,18 euros.
Voici un roman à garder à portée de main, pour se remémorer ce qui alimente l’essentiel d’une vie – à défaut d’avoir la sagesse de l’appliquer. Cette leçon de vie est administrée sans démonstration. Comme une fenêtre ouverte sur le monde. Ou le ciel. Poétiquement est-on tenté d’écrire. Vardan, l’ami arménien de 14 ans, et une poignée d’Arméniens en sont les dispensateurs. Cela se passe cinquante ans après « la gigantesque tuerie », dans une ville de Sibérie, dans un quartier étiqueté le « Bout du diable ». Une dizaine d’Arméniens y a trouvé refuge. Ils partagent leur table avec d’anciens zeks, des aventuriers et des déracinés. La tendre autodérision des exilés avait baptisé le quartier « le royaume d’Arménie » ! Ils cherchaient à se rapprocher de la prison où leurs proches croupissaient. L’empire soviétique montrait encore ses muscles, et sous sa botte, la sacro-sainte unité de la nation, version russe, ne souffrait aucune velléité culturelle. Au trou ! les minorités bavardes.
En découvrant ce monde, le narrateur va se découvrir autre. « Il m’a appris à être celui que je n’étais pas » dit-il. Deux photos de familles « accrochées sur le mur » dressaient « la frontière d’un passé interdit aux aveux ». Il y apprend la grande « douleur » arménienne et les mensonges de la propagande. Partout, l’exil tisse les fils d’une contre-histoire. Pensionnaire de l’orphelinat de la ville, le narrateur trouve ici une famille. Il s’émerveille de l’hospitalité des habitants du royaume, de la finesse des objets, des parfums de jacinthe et de café torréfié, des moirures des châles. Il est troublé par « la silhouette élancée » d’une femme à la chevelure sombre, striée d’« une très fine mèche entièrement blanche, telle une rayure de givre… ». Et intrigué par ses allers-retours à la prison. Il baragouine quelques mots de cette langue « sonore ». Il découvre que son jeune ami souffre de ce qu’il était convenu de nommer « la maladie arménienne ». Il devient alors « sentinelle de sa vie menacée ». Le corps de l’enfant, comme la modeste communauté arménienne, vit, sous la menace. L’existence n’en a que plus de prix, plus d’intensité.
« Le ciel commence à partir d’ici, et même plus bas, tout près de la terre – en fait, sous nos semelles ! » indique Varan à son ami. La main peut alors toucher le ciel, aider une prostituée à se relever ou à adopter l’enfant de l’ennemi, malgré les haines accumulées. « D’un simple geste, nous pouvions aider l’autre, l e retenir d’une chute, le sauver. Presque par jeu, nous étions capables d’être un dieu pour notre prochain ! » Peut-on alors échapper à l’ordre du monde ? Oui, apprend Vardan et, comme le dira Ronine, le vieux professeur de mathématiques : Vardan offre « un autre principe d’existence, un changement de vision. Une dimension supplémentaire… ». Exit ici le « haut divinisé », « l’arrogance du monde supérieur » et les prêchi-prêcha humanistes, « cette religion de l’homme se prenant pour Dieu ». Reste une Arménienne, rescapée de la sauvagerie, qui, seule et sans bavardages, « transforma la mort en nouvelle vie et la haine, en amour ». Car « le malheur et la déchéance d’un être rendaient inacceptable toute la fourmilière humaine. Oui, tout entière ! »
Mieux vaut alors laisser de jeunes cons jouer à la baballe et prendre le temps de regarder dans le ciel « les appels d’un vol de migrateurs. Pour échapper à ce que réservait leur future vie d’adultes : rivalité, combat pour la meilleure place au soleil, chasse au succès, défaites et revanches. Cet instant de beauté était le sens même de la création, l’aspiration véritable des poètes et qui restait le plus souvent incomprise ». Comme sont incompris ces trésors légués par le frêle Vardan : l’« amère élégance de dépossession » qui fait que rien ne disparaît totalement ; la noblesse du silence face à la trahison des mots et des nombres ; l’humanisme d’une tablée de pauvres hères plutôt que les « aimables chimères » de l’amour universel ; l’identité qui se confond avec une « journée d’automne, lente et ensoleillée, à l’écart des existences avides et hâtives des hommes ». De cela, le narrateur, devenu adulte, se souvient. Il n’est pas « passé à autre chose » – cette « effrayante banalité avec laquelle la vie reprenait son cours ». Mais déjà, « le cirque humain » a transformé les lieux et effacé le « royaume » et ses habitants. « Cette existence ne pouvait paraître que monstrueusement exiguë aux humains d’aujourd’hui, fiers de leur “citoyenneté mondiale” et ne jurant que par la “culture-monde” » écrit Andreï Makine qui poursuit, la dent dure : « Cette modernité-là qui se prétendait unie par la connexion de tout et de tous s’enfermait, en réalité, dans une surdité progressive. » Sourde et inhospitalière.