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Kim Thúy, Paris, Liana Levi, 2021, 160 pages, 15 euros.
Il est peu fréquent que l’illustration de couverture soit aussi judicieuse. Ici, des fils s’échappent d’une boîte en carton à peine entrouverte. Ils montent, sous l’effet d’une étrange attraction, ou gisent sur le sol. Ils se mêlent et s’entortillent. Fragiles, ils cassent ; plus solides, ils se dressent et se ramifient. Ces fils ce sont des vies d’hommes et de femmes qui peuplent l’impressionnant récit de Kim Thúy. L’écrivaine québécoise, d’origine vietnamienne, qui a fui le Vietnam en 1975 avec ses parents, revisite, sur un mode nouveau et bouleversant, la colonisation, la guerre et l’exil vietnamien. L’illustration, œuvre de Louis Boudreault, ramasse la délicate structure du livre qui voit des êtres piétinés par l’Histoire ou s’en extraire, miraculés et victorieux. Kim Thúy démêle, tire, suit, revient, croise, dénoue, perd ces fils, délicatement, à hauteur de destins, fragiles ou endurants.
La guerre ? Oui, « encore » ! Car « dans cet exercice qui leur est commun, l’humain se révélera à la fois fort, fou, lâche, loyal, grand, grossier, innocent, ignorant, croyant, cruel, courageux… Voilà pourquoi la guerre. Encore. » Le livre refermé, le lecteur mesure le poids de la mise en garde : « Si votre cœur se serre à la lecture de ces histoires de folie prévisible, d’amour inattendu ou d’héroïsme ordinaire, sachez que la vérité entière aurait très probablement provoqué chez vous soit un arrêt respiratoire, soit de l’euphorie. »
Alexandre est le propriétaire d’une plantation coloniale d’hévéas, l’arbre à caoutchouc dont la plus petite goutte de latex valait mille fois plus que la moindre goutte de sang ou de sueur du malheureux coolie à l’espérance de vie bornée. Mai est au service d’Alexandre. Ils se rencontrent dans « la colère » et dans « la haine ». « Les balles tuent, mais peut-être que le désir aussi. » De cette union naît Tam, « l’enfant des deux ennemis ». Plus tard, la main d’un pilote américain extirpe Tam « des cadavres baignés de lumière ». « Le pilote a donné une chance à la vie. Il a donné une chance à sa propre vie. » Tam et le pilote… Mêlant récits de vie et histoire, Kim Thúy rappelle : « À leur retour à la base, l’armée prévoit des médicaments pour traiter ceux qui rapportent des souvenirs indésirables entre leurs jambes. Mais elle n’a prévu aucune intervention pour supprimer les graines qu’ils ont semées à l’intérieur du corps de certaines de ces femmes. » Ils seront des milliers ces orphelins, à l’image de Louis, surnommé « mỹ den », soit « États- Unis / Américain noir » ou « con lai », « enfant métissé », à l’image de Em Hồng, jeune bébé sorti de son… carton par Naomi qui se dévoue pour ces orphelins de la guerre, les recueille, leur cherche des parents. Ainsi, les fils bougent, s’allongent grâce à une main tendue, le hasard d’une rencontre ou, en avril 1975, l’opération Babylift, dont le but est d’évacuer de Saïgon les orphelins métisses. L’opération commence par une catastrophe. Un avion s’écrase au décollage faisant plus de 150 morts, majoritairement des enfants. « Au final, plus de trois mille enfants ont bénéficié d’un nouveau départ dans un nouveau pays avec de nouveaux parents. »
Tam deviendra l’interprète de milliers de réfugiés vietnamiens. Elle croise Isaac, historien obsédé par le destin de ces exilés. Ensemble, ils adoptent un orphelin. Des années plus tard, les fils se recroisent, tissent de nouveaux liens, inventent de nouvelles histoires. « J’ai cherché à tisser les fils, mais ils se sont échappés pour rester sans ancrage, impermanents et libres. Ils se réarrangent par eux-mêmes selon la vitesse du vent, selon les nouvelles qui défilent, selon les inquiétudes et les sourires de mes fils. »
Les fils sont ceux des rescapés, des miraculés ; Vietnamiennes échappées des « bars à gogo », orphelins métisses tirées des rues de Saïgon ou de ces « boîtes » étiquetées « colonisation », « guerre », « exil ». Chiffres et faits à l’appui, Kim Thúy montre l’ampleur du drame, l’horreur déversée en millions de litres de défoliants et d’herbicide, les poisons qui courent sur quatre générations contaminant gènes, chromosomes et cellules, provoquant cancers, maladies cardiaques, mélanomes. Dans les comptes macabres des soldats et des victimes, elle raconte les oubliés de l’histoire et de la froide statistique : les « orphelins », les « veuves », les « rêves avortés », les « cœurs brisés ».
Les réfugiés devenus immigrants s’installent dans leur nouvelle vie, travaillent sans compter, s’élèvent, créent leur entreprise : restauration, entretien, ménage, alimentaire, assurances… Kim Thúy montre comment, à partir du vernis à ongles, un réseau mondial de salons de manucure voit le jour. Il est l’œuvre de réfugiées vietnamiennes, échappées du trou noir des cartons de l’histoire… « Louis connaît la précarité de ces femmes qui ont choisi la beauté pour métier, comme porte de sortie, comme issue de secours. »