Champs libres : films

Les Harkis

Film de Philippe Faucon (France, 2022)

journaliste, critique de cinéma

Philippe Faucon a pour particularité de s’attaquer aux questions qui font débat dans la société française depuis des décennies. Qu’il s’agisse de l’immigration, des discriminations, des quartiers sensibles et du djihadisme, ou de la guerre d’Algérie et de ses corollaires, il ne prend guère parti dans les conflits eux-mêmes, tournant le dos aux films-discours ou films-à-thèses, pour privilégier les destins individuels au détriment des démonstrations à caractère politique.

Ses origines, il est natif du Maroc, et le couple qu’il forme avec Yasmina Nini-Faucon, avec laquelle il coécrit ses scénarii, ont fortement impacté le choix de ses sujets. Mais il aura fallu attendre près de soixante ans pour qu’enfin un cinéaste français mette en scène le vécu des contingents harkis, ces supplétifs de l’armée française que l’on voit ici dans les maquis en opération, sans gommer les violences et exactions qui ont marqué certaines de leurs actions-répression.

Au préalable, le cinéma et la télévision française se sont focalisés sur les conditions des Harkis parqués dans des camps de regroupement en France, tels ceux de Bias ou de Rivesaltes dans le Sud, où leurs conditions de vie étaient déplorables, ainsi qu’on le voit très bien dans le téléfilm Harkis signé Alain Tasma en 2005. Ce récit a su remarquablement rendre compte des situations précaires vécues par ces harkis qui ont pu rejoindre la France après l’indépendance de l’Algérie, quand d’autres restés au pays ont eu à subir représailles et vengeances… Alain Tasma a réussi une reconstitution des conditions de vie, donnant à Leïla Bakhti l’occasion de révéler un talent précoce aux côtés de Smaïn, qui joue le rôle de ce père toujours humilié par le capitaine qui dirige le camp d’une poigne de fer avec un mépris affiché pour ces « ex-amis de la France », traîtres à la guerre d’indépendance des nationalistes algériens.

Philippe Faucon a situé l’action du film Les Harkis dans les années qui ont précédé l’indépendance de l’Algérie, quand le gouvernement du général De Gaulle décide, suite aux accords d’Évian de 1962, de désarmer les contingents de supplétifs en les renvoyant dans leurs douars et familles, malgré le danger encouru par les inévitables vengeances d’après conflit…

Nous sommes à la fin des années 1950 et au début des années 1960, la guerre d’Algérie se prolonge encore. Salah, Kadour et d’autres jeunes algériens, pour la plupart sans ressources, rejoignent l’armée française en tant que harkis. Le début du film met en avant les discours français de propagande qui leur promet monts et merveilles s’ils combattent le « terrorisme ». D’autres jeunes, eux, se sont engagés dans les rangs français pour se venger des massacres qu’ont eus à subir leur famille par les katibas de l’ALN.

À la tête de l’unité, le lieutenant Pascal (Théo Cholbi), proche de ses hommes, supporte de moins en moins de devoir leur mentir. En 1962, après trois ans de lutte, il pressent que l’issue du conflit laisse prévoir l’indépendance prochaine de l’Algérie, mais que le sort des Harkis se révèle très incertain. Il aura d’ailleurs le courage de s’opposer à sa hiérarchie pour tenter d’obtenir le rapatriement en France de tous les hommes de son bataillon.

Les Harkis, par son ton et son style, a conquis le public de la Quinzaine des réalisateurs de Cannes qui lui a réservé une longue ovation à la fin de la projection en mai dernier.

Près de quinze ans après La Trahison qui racontait le vécu d’une patrouille de jeunes appelés du contingent, d’autres raisons, personnelles et politiques, ont motivé le choix de Philippe Faucon : « Je suis né pendant la guerre, nous dit-il, comme beaucoup d’autres de ma génération, nés de parents qui l’ont vécue et en ont été profondément marqués, nous avons hérité de quelque chose qui s’est transmis sans avoir toujours été exprimé, nous avons ensuite grandi et rencontré d’autres jeunes de nos âges, héritiers eux aussi de quelque chose de très vif et très antagoniste autour de la mémoire de la guerre, que ce soit les enfants d’anciens harkis ou ceux marqués par les souffrances subies pour la cause de l’indépendance de l’Algérie. »

Concernant cette période enfouie, plus ou moins volontairement oubliée, que peut-on dire des débats sur l’immigration et l’intégration qui traversent aujourd’hui encore le débat public et politique ? Philippe Faucon répond sans détour : « L’histoire de la société française est depuis toujours faite de multiples croisements. Entre autres, elle liée, par la force des choses, à celle des gens descendants de parents venus des pays où la France a été présente. Aujourd’hui on voit se raviver les discours du repli sur soi et même les mythes d’une France originelle. On en est arrivé à entendre dire que Mohamed n’est pas un prénom français et qu’il faudrait favoriser l’intégration en prénommant nos enfants autrement (comme ça s’est d’ailleurs produit pour la première génération d’enfants de Harkis nés en France). C’est bien sûr occulter que Mohamed est de fait un prénom depuis très longtemps entré dans l’histoire de France par le sang versé, et par le travail apporté par les enfants élevés. 

Les Harkis explorent avec intelligence le sentiment d’abandon qui s’empare des soldats algériens engagés aux côtés de l’armée française. Et ces Harkis ne sont pas sans rappeler ces engagés algériens qui ont été la chair à canon de l’armée française pendant les deux guerres mondiales, constituant ici encore des remparts pour les Français de souche.

Avec ce film, Philippe Faucon a bâti une œuvre à la fois forte et puissante sachant éviter au passage l’écueil du pathos qui peut guetter ce genre de récit.est