La 32e loi sur l'immigration depuis 1980
Le projet de loi sur l’immigration porté par le ministre de l'Intérieur Gérald Darmanin s’inscrit dans la pensée et le cadre politique et législatif hérités depuis les ordonnances de 1945 jusqu’aux évolutions du droit d’asile, la lutte contre le terrorisme en passant par les remaniements du code de la nationalité, détricoté par Charles Pasqua (1993), rétabli par Elisabeth Guigou (1998). Autre nouveauté depuis 1945, les transpositions dans le droit français (Marchand, 1992, Sarkozy, 2003, Hortefeux, 2007, Besson 2011, Valls, 2012, Cazeneuve, 2015…) du droit européen, comme les directives retour ou « sanctions », la carte bleue européenne, le droit au regroupement familial, le « paquet asile », le programme de La Haye …
Les cadres conceptuel, historique, politique et leurs traductions législatives, tendent à réduire l’immigration à une variable d’ajustement, un instrument des besoins et des enjeux (trop souvent électoraux). Ils révèlent des modes de gestion binaires, entre un trop plein et un pas assez, une mécanique des fluides (H. Le Bras), procédant des représentations/classifications de l’Autre (C. Wihtol de Wenden), portés par des constructions juridiques qui tantôt légalisent, tantôt délégitiment tel ou tel statut, telle ou telle présence, enfermant les « bons » et les « méchants » dans des cases par trop rigides, car oublieuses des dynamiques, des passerelles, des transitions, de la vie même (F. Héran). Les politiques migratoires reflètent deux traditions de l’histoire – ou de l’identité – française, cet « écart et cet entre » culturels (F. Jullien) où se déplacent républicains, partisans d’une conception ouverte et civique, et identitaires, repliés, ou apeurés, derrière un pré-carré dit national. Ne serait-ce pas là l’explication de l’éternel diptyque présentant chaque nouvelle loi comme « une législation généreuse, mais ferme » (J.P. Chevènement, 1997), « une politique ferme et humaine » (E. Besson, 2010), entre « humanité » et « fermeté » (Debré, 1996, D. de Villepin, 2005, G. Collomb, 2018, Borne 2022), ou ce souci d’être, en même temps, « plus efficaces et plus humains » (E. Macron, 17 septembre 2022) ? Le projet de loi débattu au premier trimestre 2023, s’inscrit dans cette dynamique.
Maîtriser les flux migratoires
Le projet de loi Darmanin propose de porter jusqu’à 20 ans les peines d’emprisonnement contre les passeurs agissant en bande organisée, de pouvoir prendre des empreintes « par coercition », d’autoriser l’inspection visuelle des véhicules de particuliers en zone transfrontière, de sanctionner d’une fermeture administrative plutôt qu’une simple amende les entreprises qui ont recours à des étrangers sans titre de travail, ou d’encadrer le refus de visa aux étrangers ayant déjà fait l’objet d’une OQTF antérieurement.
Le droit au séjour
L’objectif de la loi étant de « mieux tirer les conséquences des actes des étrangers en matière de droit au séjour », il serait possible de refuser, de retirer ou de ne pas renouveler certains titres de séjour (carte de résident 10 ans, de séjour pluriannuelle 4 ans, de séjour temporaire 1 an) en cas de rejet des « principes de la République » ou en cas de « menace grave pour l’ordre public ». La délivrance d’une carte pluriannuelle devrait être conditionnée à une maitrise minimale de la langue française, dont une partie de la formation incomberait à l’employeur. Pour obtenir le renouvellement d’un titre de séjour, il faudra justifier d’un séjour effectif de 6 mois par an. Les sanctions contre l’habitat indigne, des personnes vulnérables, à commencer par les étrangers en situation irrégulière seraient renforcées. Enfin, certains demandeurs d'asile seraient exonérés du délai de carence de six mois avant de pouvoir travailler, « lorsque l'on peut estimer qu'ils ont de grandes chances d'obtenir une protection internationale » (les Afghans par exemple).
Durcir les règles du droit d’asile et accélérer les expulsions
L’ambition de la nouvelle loi (2023) est d’atteindre 100% des OQTF exécutées et, pour ce faire, de « simplifier le contentieux des étrangers » qui engorgent les tribunaux administratifs (40% de l’activité de la juridiction administrative) en passant de douze recours possibles contre les expulsions à trois. L’objectif est d’expulser plus rapidement. Pour ce faire, une OQTF sera délivrée aux demandeurs d'asile « dès le prononcé de la décision de rejet de l'Ofpra », et ce, sans attendre un éventuel appel suspensif. L'OQTF « sera prise immédiatement » et son exécution « reportée à la date de la décision de la CNDA ». Pour accélérer les procédures, le recours à un juge unique à la CNDA serait généralisé et une « territorialisation » de la juridiction (actuellement basée en région parisienne) devrait être organisée au sein des cours administratives d'appel en régions. Même logique avec une déconcentration de l’Ofpra par la création d’espaces France Asile qui permettrait de rapprocher agents de l’Ofpra et agents de l'Office français de l'immigration et de l'intégration (Ofii) et des préfectures. Le texte prévoit, en cas de menace grave à l'ordre public, de « lever les protections » contre l'expulsion dont bénéficient certains étrangers, notamment ceux arrivés en France avant 13 ans, ceux y résidant depuis plus de 10 ans et les étrangers mariés à des Français depuis plus de trois ans. Il entend étendre les peines d’interdiction de retour sur le territoire français (IRTF) tout en mettant fin à la possibilité de placer les mineurs de moins de 16 ans en CRA. Il souhaite réactiver le principe de la double peine à l’encontre des auteurs de crimes et délits condamnés à cinq ans ou plus d’emprisonnement, où lorsque les faits ont été commis à l’encontre de son conjoint ou de ses enfants.
Une immigration à la carte
Le projet de loi Darmanin propose de créer des « titres de séjour pour les métiers en tension », liste créée en 2008, actualisée une seule fois en 2021 et qui serait désormais mise à jour annuellement, portant sur les secteurs de la restauration, la petite enfance, le bâtiment, la propreté, la logistique… Une première évaluation fixe à « 5 000 emplois » les besoins de l’hôtellerie-restauration et à « 3 000 médecins et personnels hospitaliers » ceux de la santé. Selon le ministre, « L’enjeu (…) est de diminuer l’immigration familiale et d’aller vers une immigration de travail » (audition au Sénat, le 17 novembre 2022). La nouvelle carte de séjour permettra, sous conditions, de régulariser les étrangers sans papier qui « travaillent dans les restaurants, qui nettoient nos bureaux, qui délivrent des repas, qui payent des cotisations et de la fiscalité sans être jamais protégés ». Il ne s’agirait, pas selon le ministre, d’une « régularisation massive », « puisque quand le métier sera retiré de la liste, la personne ne pourra rester sur le territoire national, nonobstant les droits qu’elle aurait créés dans la vie privée et familiale ». Pour autant, la nouvelle loi est présentée comme visant à « favoriser le travail comme facteur d’intégration ».
Mustapha Harzoune, janvier 2023
Liste des lois relatives à l’immigration et aux étrangers depuis 1980. Cette liste a été établie à partir d’un rapport sénatorial du 30 septembre 2015 (Droit des étrangers , rapport de M. François-Noël Buffet) et complété pour la période 2015-2024. Cette liste ne comprend que les lois (pas les ordonnances ni les décrets).
1. Loi n° 80-9 du 10 janvier 1980 relative à la prévention de l'immigration clandestine et portant modification de l'ordonnance n° 45-2658 du 2 novembre 1945 relative aux conditions d'entrée et de séjour en France des étrangers et portant création de l'office national d'immigration - dite « loi Bonnet »
2. Loi n° 81-82 du 2 février 1981 renforçant la sécurité et protégeant la liberté des personnes - dite « loi Peyrefitte »
3. Loi n° 81-973 du 29 octobre 1981 relative aux conditions d'entrée et de séjour des étrangers en France - dite « loi Questiaux »
4. Loi n° 84-622 du 17 juillet 1984 portant modification de l'ordonnance n° 45-2658 du 2 novembre 1945 et du code du travail et relative aux étrangers séjournant en France et aux titres uniques de séjour et de travail
5. Loi n° 86-1025 du 9 septembre 1986 relative aux conditions d'entrée et de séjour des étrangers en France - dite « loi Pasqua »
6. Loi n° 89-548 du 2 août 1989 relative aux conditions de séjour et d'entrée des étrangers en France - dite « loi Joxe »
7. Loi 90-34 du 10 janvier 1990, introduisant un recours suspensif d’exécution contre les décisions de reconduite à la frontière.
8. Loi n° 91-1383 du 31 décembre 1991 renforçant la lutte contre le travail clandestin et la lutte contre l'organisation de l'entrée et du séjour irréguliers des étrangers en France
9. Loi n° 92-190 du 26 février 1992 portant modification de l'ordonnance n° 45-2658 du 2 novembre 1945 modifiée, relative aux conditions d'entrée et de séjour des étrangers en France - dite « loi Marchand »
10. Loi n° 92-625 du 6 juillet 1992 sur la zone d'attente des ports et des aéroports et portant modification de l'ordonnance n° 45-2658 du 2 novembre 1945 relative aux conditions d'entrée et de séjour des étrangers en France - dite « loi Quilès »
11. Loi n° 93-933 du 22 juillet 1993 réformant le droit de la nationalité - dite « loi Méhaignerie »
12. Loi n° 93-992 du 10 août 1993 relative aux contrôles et vérifications d'identité dite « lois Pasqua »
13. Loi n°93-1027 du 24 août 1993 relative à la maîtrise de l'immigration et aux conditions d'entrée, d'accueil et de séjour des étrangers en France - dite « lois Pasqua »
14. Loi n° 93-1420 du 31 décembre 1993 portant modification de diverses dispositions pour la mise en œuvre de l'accord sur l'Espace économique européen et du traité sur l'Union européenne
15. Loi n° 93-1417 du 30 décembre 1993 portant diverses dispositions relatives à la maîtrise de l'immigration et modifiant le code civil - dite « loi Pasqua »
16. Loi n° 94-1136 du 27 décembre 1994 portant modification de l'ordonnance n° 45-2658 du 2 novembre 1945 relative aux conditions d'entrée et de séjour des étrangers en France
17. Loi n° 97-396 du 24 avril 1997 portant diverses dispositions relatives à l'immigration - dite « loi Debré »
18. Loi n° 98-170 du 16 mars 1998 relative à la nationalité
19. Loi n° 98-349 du 11 mai 1998 relative à l'entrée et au séjour des étrangers en France et au droit d'asile - dite « loi Chevènement »
20. Loi n° 2003-1119 du 26 novembre 2003 relative à la maîtrise de l'immigration, au séjour des étrangers en France et à la nationalité - dite « loi Sarkozy »
21. Loi n° 2003-1176 du 10 décembre 2003 modifiant la loi n° 52-893 du 25 juillet 1952 relative au droit d'asile
22. Loi n° 2004-735 du 26 juillet 2004 relative aux conditions permettant l'expulsion des personnes visées à l'article 26 de l'ordonnance n° 45-2658 du 2 novembre 1945
23. Loi n° 2006-911 du 24 juillet 2006 relative à l'immigration et à l'intégration
24. Loi n° 2006-1376 du 14 novembre 2006 relative au contrôle de la validité des mariages.
25. Loi n° 2007-1631 du 20 novembre 2007 relative à la maîtrise de l'immigration, à l'intégration et à l'asile - dite « loi Hortefeux »
26. Loi n° 2011-672 du 16 juin 2011 relative à l'immigration, à l'intégration et à la nationalité - dite « loi Besson »
27. Loi n° 2012-1560 du 31 décembre 2012 relative à la retenue pour vérification du droit au séjour et modifiant le délit d'aide au séjour irrégulier pour en exclure les actions humanitaires et désintéressées
28. Loi n° 2014-528 du 26 mai 2014 modifiant la loi n° 2007-1545 du 30 octobre 2007 instituant un Contrôleur général des lieux de privation de liberté
29. Loi n° 2015-925 du 29 juillet 2015 relative à la réforme du droit d'asile
30. Loi n° 2016-274 du 7 mars 2016 relative au droit des étrangers en France
31. Loi n° 2018-778 du 10 septembre 2018 pour une immigration maîtrisée, un droit d'asile effectif et une intégration réussie
32. Loi n° 2024-42 du 26 janvier 2024 pour contrôler l'immigration, améliorer l'intégration
Sources :
Ouvrages :
- Hervé Le Bras, L'invention de l'immigré, Éd. de L'Aube 2012.
- Jacques Toubon, Je dois vous dire. Nos droits sont en dangers, éd. Stock 2022.
- Catherine Wihtol de Wenden, Figures de l'Autre. Perceptions du migrant en France, 1870-2022, CNRS éditions, 2022.
Podcast :
- François Héran , titulaire de la chaire Migrations et sociétés au Collège de France depuis 2017. Notamment le cours du 16 décembre 2022 « Du légal à l’illégal, et réciproquement : une polarité complexe ». Accéder au podcast
- Le Téléphone sonne, France Inter, 17 novembre 2022, "Quelle immigration demain pour la France ?" avec François Héran et Thibaut Fleury-Graff. Accéder au podcast