Ashkal, l'enquête de Tunis
Film de Youssef Chebbi (Tunisie, France, 2022)
Décidément, des trois cinématographies maghrébines (Algérie, Maroc, Tunisie), c’est bien le 7e art tunisien qui s’inscrit désormais dans un cinéma de
« chercheur ». Quand ses collègues réalisateurs brossent souvent une approche frontale de la réalité, dans Ashkal, Youssef Chebbi s’essaye au cinéma de genre, réalisant une fresque qui voyage entre le thriller et le fantastique. Il tourne le dos à ce cinéma tunisien qui privilégie la lumière, les ciels bleus, le soleil et les rues animées, optant ici pour une lumière dure et sombre et des décors déserts, évacuant la sempiternelle chronique chère à de nombreux cinéastes maghrébins. L’intrigue fait dans la totale originalité, même si le thème central renvoie au Printemps arabe et à ses immolations, même si, dans Ashkal, elle revêt un caractère criminel qui déclenche une enquête policière menée par un duo mixte : un homme, Batal (Mohamed Houcine Grayaa dans un rôle à contre-emploi), et une jeune femme, Fatma (Fatma Oussaifi), danseuse dans la vie et révélation du film.
C’est dans un des bâtiments des « Jardins de Carthage », quartier créé par l’ancien régime pour sa nomenklatura, mais dont la construction a été stoppée au début de la révolution du jasmin et la chute de Ben Ali, que les deux flics Batal et Fatma découvrent un corps calciné, celui d’un gardien d’immeuble délabré. Alors que les chantiers reprennent peu à peu, ils commencent à se pencher sur ce cas mystérieux, d’autant que d’autres immolations ne cessent de se produire dans ce décor, sorte de troisième personnage du film avec ses colonnes dressées dans l’obscurité qui enveloppent le chantier. Le dénominateur commun de ces corps brûlés est que les victimes ont l’air de ne pas s’être débattues, ce qui ajoute au mystère ambiant et rend perplexes nos deux policiers. Toutefois, ils vont tenter de démêler la cause de ces décès suspects, et ce, au sein d’une institution policière gangrenée par la corruption. Livrés à eux-mêmes, ils vont toutefois identifier la silhouette du pyromane criminel grâce à sa capuche et à son visage ravagé.
Ashkal (« motifs » en arabe) est pour un premier long-métrage très impressionnant, lorgnant sur un polar aux accents fantastiques. Comme le souligne Hélène Marzolf dans Télérama, le film se situe « loin des codes de la fiction policière classique, l’investigation devient une errance nocturne, un retour obsessionnel dans des lieux déserts, carcasses à ciel ouvert filmées comme des divinités de béton, des énigmes géométriques où se perdent les personnages… L’une des réussites du film réside dans l’exploration, particulièrement maîtrisée, de ces décors impressionnants filmés sous tous les angles et comme dotés d’une puissance autonome ». L’arrière-plan politique est fortement présent car Ashkal s’inscrit dans les enjeux sociaux de la Tunisie d’aujourd’hui, notamment la transition démocratique qu’elle traverse depuis plusieurs années. L’originalité tient au fait que Youssef Chebbi tire le récit vers la métaphore. La journaliste poursuit : « Il suggère par de longs plans hypnotiques la contagion d’une violence pure, incompréhensible mais habilement instrumentalisée par le pouvoir pour légitimer d’autres violences. »
Ce quartier à l’architecture particulière constitue l’un des motifs forts du film et sur lequel s’explique Youssef Chebbi : « De nombreux éléments des Jardins de Carthage m’ont fait penser à des films d’enquête ou à la limite de la science-fiction, en particulier le contraste du très “vide” et du très “massif”… J’ai découvert le quartier par ma mère qui, grâce à un plan d’épargne équivalent au plan d’épargne logement, a pu y acquérir un bout de terrain après trente ans afin d’y construire sa maison. Elle y habite aujourd’hui depuis trois ans. Jusque-là notre famille vivait dans des quartiers populaires mélangés. Celui des Jardins de Carthage n’a rien à voir avec cela. D’une part, il a été construit sur un modèle dubaïote avec des immeubles très droits et très vitrés, et d’autre part, c’est un lieu destiné à accueillir la haute société voire des membres du gouvernement. Les loyers y atteignent des montants astronomiques et la vie de quartier y est quasi inexistante : tout se passe à l’intérieur des appartements ou des villas.Ce type d’urbanisme, réservé à une caste qu’on trouve par exemple au Maroc, était jusqu’ici inconnu en Tunisie. L’emplacement des Jardins de Carthage est à deux pas du palais présidentiel, sur un lieu archéologique propice aux fouilles, qui est censé être un lieu historique protégé où il est normalement interdit de construire…de nombreuses malversations ont d’ailleurs été découvertes. »
Dans le film, l’enquête se déroule à un moment de tension interne dans le pays. Se réunit en effet la commission « Vérité et réhabilitation » censée solder les abus de la police durant la dictature de Ben Ali, à laquelle participe le propre père de Fatma qu’on devine magistrat, et qui provoque à l’égard de la policière l’hostilité de ses pairs et de sa hiérarchie. Bref, Ashkal aurait dû avoir sa place en compétition à Cannes où il a quand même figuré à la Quinzaine des réalisateurs. En tout cas, Youssef Chebbi a un talent et une maîtrise étonnants. Son style le rapproche du cinéaste algérien Amin Sidi-Boumédiène et de son remarquable Abou Leila réalisé en 2019. Avec ce premier long-métrage, Youssef Chebbi plonge le spectateur dans un environnement cinématographique envoûtant qu’on attend de retrouver dans sa prochaine réalisation.