Champs libres : films

Pour la France

Film de Rachid Hami (France, 2021)

journaliste, critique de cinéma

Avant d’être une œuvre de fiction, Pour la France est une histoire vraie. Rachid Hami, le réalisateur, y rend hommage à son frère de 23 ans disparu lors d’un rituel d’intégration perpétré par les aînés de la prestigieuse École militaire de Saint-Cyr où il avait été brillamment admis. C’est d’ailleurs l’ouverture du film : la séquence de bizutage où l’on voit les « premières années » avec leur barda se mouvoir dans un étang de boue où l’on risque sa vie. Ils en réchappent tous, sauf Aïssa qui meurt noyé. Face à une armée peinant à reconnaître ses responsabilités, Ismaël, le grand frère, va se lancer dans une bataille pour la vérité. Son enquête sur le parcours de son cadet va faire resurgir en flash-back ses souvenirs de leur enfance à Alger, jusqu’aux derniers moments qu’ils vivront ensemble à Taipei, à Taïwan.

Rachid Hami, né en 1985 à Alger, est un acteur et réalisateur français. Ses interprétations sont remarquées dans L’Esquive d’Abdellatif Kechiche, Rois et Reines d’Arnaud Desplechin ou encore Choisir d’aimer aux côtés de Leïla Bekhti et Louis Garrel. Après avoir fait ses preuves comme réalisateur avec une comédie populaire (La Mélodie, 2017), Rachid Hami a trouvé la force de s’attaquer à ce drame intime, tout en émotion, qui éprouva durement sa famille, en particulier sa mère (magnifiquement interprétée par Lubna Azabal dans le rôle de Nadia). Arc-bouté à un scénario remarquablement structuré, il a signé avec Pour la France une œuvre à la fois âpre, pudique et puissante, tant par sa vérité puisée dans le réel que par les sentiments qu’elle génère.Dans une note d’intention, Rachid Hami évoque les circonstances du décès d’Aïssa et les enjeux de mise en scène pour la reconstitution filmée. « Dans la tragédie, tout est plus grand, plus intense, écrit-il, pourtant quand elle vous frappe pour de bon elle le fait de manière inattendue, insidieuse, vénéneuse.
Tout a commencé par un problème de mise en scène… À l’automne 2012, les élèves de l’École spéciale militaire de Saint-Cyr en charge de la “transmission de tradition” destinée à accueillir les nouvelles recrues ont décidé de reconstituer le débarquement de Provence du 15 août 1944… Un peu avant minuit, le 29 octobre 2012, les nouveaux, sous le feu de puissants projecteurs, ont été poussés à entrer dans un étang surnommé “Bazar Beach”, équipés de leur treillis, rangers et casques lourds, sous des tirs de cartouches à blanc, accompagnés des Walkyries de Wagner diffusées à plein volume… Apocalypse Now version carton-pâte… On pourrait rire de cette ambition de “faire cinoche” si la réalité n’avait pas touché au drame. Plongés dans une eau à 9° qui saisit même les meilleurs nageurs, les jeunes soldats découvrent très vite qu’ils n’ont pas pied. Panique générale, sauve- qui-peut, beaucoup n’échappent à la noyade que d’un cheveu. Dans la confusion, on met du temps à s’apercevoir qu’un soldat manque à l’appel. Jallal Hami, OST (officier sur titre). 24 ans. Mon frère. Le coup a beau être fatal, on met du temps à en saisir toutes les dimensions et on se retrouve confronté à un nouveau problème de mise en scène. Celle des funérailles. Que faire de la dépouille de ce jeune officier tombé pour la France sans avoir combattu, tombé par la faute de ses camarades. Lui offrir une cérémonie aux Invalides comme le propose la direction de Saint-Cyr ? Ou se contenter du Carré musulman de Bobigny comme le préconise l’état-major de l’Armée de terre ? Pour la France se déploie à partir de ces deux questions de mise en scène, celle d’une reconstitution ratée et celle de la dispute symbolique autour de la dépouille d’un garçon appartenant à la fois à sa famille d’origine algérienne et à sa nation d’adoption.
»

Le dilemme est bien posé, qui verra le colonel (interprété par un sobre Laurent Lafitte de la Comédie française) à la fois bienveillant et qui partage la douleur d’une mère, Nadia, déterminée dans ses demandes, et dont le profil est loin de ces mères de cités, analphabètes et perdues dans les arcanes des services administratifs. Nadia exprime force et courage mais aussi une pointe de mauvaise foi culpabilisante et une certaine cruauté. Elle échappe au poncif de la mère éplorée, construisant un personnage plus complexe et surtout loin des clichés de la femme arabe et musulmane. Dans ce film construit donc en plusieurs parties, on voit dans l’une d’elles l’enfance algérienne des deux frères, au moment où l’Algérie est plongée dans le chaos islamiste qui ira jusqu’à menacer cette famille bourgeoise, obligée de quitter le pays pour la France, hormis le père (Samir Guesmi) dont Nadia divorcera plus tard.

L’une des plus belles séquences demeure le séjour commun des deux frères à Taipei, où ils solderont un contentieux avant de se rapprocher à nouveau l’un de l’autre, reconstruisant leur relation filiale. La scène finale est d’ailleurs un mélange de poésie et de beauté, scandée par une chanson tout en rap. Le casting ajoute à la qualité fluide de la mise en scène. Aïssa, interprété par Shaïn Boumedine, est brillant à chacune de ses apparitions. Quant à Ismaël, à qui Karim Leklou prête ses traits, il donne à ce dernier l’occasion de briguer désormais les premiers rôles à l’instar d’un Roschdy Zem ou d’un Sami Bouajila.

C’est en novembre 2020 que s’est ouvert le procès au tribunal correctionnel de Rennes. Sept militaires et ex-soldats sont poursuivis pour homicide involontaire. Le 14 janvier 2021, le verdict est rendu : trois personnes sont condamnées de six à huit mois de prison avec sursis et quatre personnes sont relaxées. Rachid Hani déclarera à la sortie du procès « Ce jugement raconte l’histoire de notre pays. Jallal a été trahi par ses camarades et la justice a décidé de les protéger pour qu’ils ne soient pas condamnés. Leurs peines sont des peines avec sursis et elles ne seront pas inscrites à leur casier judiciaire. Ça ne va rien changer pour eux. La mort de mon frère est indélébile, gravée sur un morceau de calcaire au Père-Lachaise. »