Champs libres : livres

Au loin, si j'y suis

Ameziane Kezzar, Paris, L’Harmattan, 2022, 132 p., 14,50 €

historien, analyste et critique de la littérature arabophone et arabo-francophone

Ameziane Kezzar est un poète qui pose sur le monde un regard neuf, à tout le moins décalé. Ainsi, Au loin, si j’y suis est un recueil de quatre nouvelles qui s’ouvre sur un récit hilarant, portant sur un sujet ô combien sérieux : la quête d’un métis franco-kabyle en mal de ses origines. Éric est de ces rejetons nés des amours d’une Française et d’un Kabyle. L’histoire est banale, répétée ad libitum et portée par le big bang mondialisé des gamètes, appelée demain à bien des variantes. Mais Kezzar a quelques tours dans son sac et sa version sur le mode « Kaci et Brigitte, 1975 » pourrait surprendre.

À la mort de sa mère, Éric apprend que son père est kabyle. Dès lors, il s’interroge, suit une analyse, visite les cercles kabyles de la capitale, à commencer par le QG du 20e arrondissement : l’Association de culture berbère et Beben, son incarnation communautaire, sans oublier l’incontournable bistro kabyle, la cantine et ses figures pittoresques que sont « tonton Hocine », « Dionysos » et un jeune sans-papiers qui ne compte pas « rentrer ». Kezzar s’amuse à croquer le populo kabyle parisien. C’est là, autour d’une vieille photo, d’un prénom et d’une région d’origine, que le cercle des fins limiers « Kabytchous », généreux et hospitaliers, rabelaisiens et païens, revêches aux usurpateurs, en treillis ou en kamis, va lui permettre de dénicher son créateur. Tout juste débarqué pour « affaire » - entendre pour « chercher sa pension » de retraité -, l’oncle Mokrane affirme que le prénommé Kaci est son cousin, qu’il s’est retiré au village il y a 25 ans sans savoir qu’il avait un enfant. Éric découvre l’histoire du paternel et, délayée en quelques phrases, l’immigration à la sauce kabyle. Ni une ni deux, le rejeton fait son bagage pour se transplanter dans un de ces énigmatiques villages du Djurdjura.

Ici commence la singularité de cette quête identitaire. Car Éric, en guise de papa, découvre un délicieux fada ! Tandis qu’Éric se frotte à cette partie de lui-même qu’il ignore, et ignorera toujours, le lecteur s’amuse d’un savoureux comique de situation. Kaci est un dandy - costume élégant, cravate, chaussures de ville cirées, rasé de près et parfumé. Il ne s’exprime qu’en français car il se croit toujours. en France. Séquelle d’un coup de barre de fer reçu à Paris ou Alzheimer bien entamé, notre bonhomme est ailleurs. Ainsi, que passe une jolie villageoise et Kaci l’aborde comme s’il était à Paname, le Paname des libertés et de la drague dans le village régi par une stricte éthique de comportement. À la maison, il croit être au restaurant, sirote un Ricard en guise d’apéro, commande un « couscous royal » et du vin, pense que les membres de la famille sont d’autres clients. L’arrivée d’Éric perturbe la bonne société. L’épouse et la belle-mère de Kaci voient « le fils de la Française » - et non, nuance, « le fils de Kaci » - comme une menace venue voler leur part d’héritage. Aksil, le demi-frère, insiste lourdement pour qu’Éric l’aide à « aller en France ». Le tintamarre réveille Kaci qui sort de la chambre en pyjama et demande à être remboursé car « il y a trop de bruit dans votre hôtel » !

Les femmes sont à la peine. L’épouse de l’émigré, restée seule au village, « hérite » d’un fada, garni certes d’une pension, mais un fada quand même, quant à Brigitte, la compagne de l’immigré, elle s’est retrouvée seule avec un gamin. Dihia, la demi-sœur, n’est pas près de partir en France pour y terminer ses études d’anthropologie. La moustache du frangin s’y oppose. Dihia travaille sur le fond culturel commun du monde méditerranéen. histoire de faire comprendre qu’elle est « plus proche d’une Sicilienne que d’une Saoudienne », et que si « l’histoire rassure les grands peuples […] l’anthropologie réanime les petits ». Encore une question d’identité. Le vieux Kaci est loin de tout ça. Il est devenu un « vrai » Français chez les siens quand son fiston, Français pure sucre, du moins culturellement, s’en vient rechercher une part de lui-même.

Le tout est servi par une construction théâtrale, faite de tableaux, de scènes enlevées, de dialogues piquants, mêlant comique de situation et de répétition. Les autres récits sont de la même veine qui revisite l’immigration, loin des antiennes sur le postcolonial et l’identitaire échevelé. Qu’il s’agisse de la mort d’une femme kabyle délaissée par son immigré de mari, de la fête de l’indépendance crânement revisitée par les yeux d’un écolier amoureux de sa prof de français ou du retour d’Akli Gérard Laman, retraité de 70 ans, vers ce qui est censé être « le pays », Ameziane Kezzar brouille les pistes des identités et des appartenances.