Champs libres : livres

La Kabylie en partage. Dans l’intimité des femmes

Dominique Martre, Alger/Toulouse, éd Koukou / Les Éditions Sans Nom, 2022, 282 p., 22 €

historien, analyste et critique de la littérature arabophone et arabo-francophone

Années 1970, bourgade kabyle de M’Chedallah, la Maillot de l’Algérie coloniale. Dominique Martre, 22 ans, y pose ses valises pour enseigner dans un collège. Durant une année, grâce à ses élèves, elle entre dans les maisons, accède à l’intimité des femmes qui l’accueillent, hospitalières et généreuses, l’initient à nombre de traditions et gestes du quotidien, se confient aussi. Peu à peu, la société locale prend forme. « Chaleureusement accueillie par les femmes dans leurs maisons, je consignais au quotidien dans mon journal ce que je vivais d’étonnant et d’intime avec elles. J’y notais aussi ce que je découvrais, observais et partageais dans l’univers du dehors, celui des hommes… »

Ce récit court sur près de 50 ans. Car l’auteure a conservé, in situ ou en exil, des liens d’amitié. Elle a écouté et gagné la confiance de Hassina, Miassa, Malha, Anissa, Safia ou Saliha, mais aussi de Messaoud, Maleck, Tayeb ou Bachir. Rien moins qu’une trentaine de femmes et d’hommes ! Cette immersion restitue l’Algérie des années 1970, l’état de la santé (son mari est médecin coopérant), le sexisme à l’hôpital ou le virage désastreux de l’arabisation et de l’islamisation d’une jeunesse par de prétendus enseignants égyptiens. Plus qu’un livre sur le sort - peu enviable - des femmes kabyles de M’Chedallah, cette « Kabylie en partage » montre comment des femmes et des hommes « continuent à tracer des chemins de liberté » - malgré les vents contraires du patriarcat, de l’émigration, des conflits générationnels et des écarts entre tradition et modernité.

Pour donner sens à ses notes accumulées sur plusieurs décennies, Dominique Martre a entrepris la rédaction d’une thèse d’ethnologie dirigée par Claudine Vassas. Dans ce jeu du dedans/dehors, comme le formule Tassadit Yacine, Dominique Martre - étrangère à la langue, à la culture et aux codes - a su entrer dans le monde du dedans, ou y être accueillie. Peut-être que paradoxalement ce statut d’étrangère, en empathie (et l’étymologie du mot renvoie au-dedans), a été un atout. Pourtant, « Maillot est le village de Kabylie où l’étranger est le moins accepté, c’est un nid de vipères » lui dit le directeur d’école, lui-même peu amène. Ce dont témoignent les jeunes Dihya ou Miassa qui comparent l’arriération de M’Chedallah à la liberté de leur village. En ouverture, Dominique Martre explique, longuement et savamment, le contexte sociohistorique, géographique, politique jusqu’à l’arabisation
et l’islamisation du traditionnel Imchedallen en M’Cheddallah pour éclairer les spécificités de la société mchadalienne. C’est céder à une sociologie de bazar ou afficher quelques préjugés que de faire de M’Chedallah le parangon de la société kabyle, comme le fait Leïla Sebbar en fin de volume.

Ce sont bien sûr les femmes qui paient le prix fort du patriarcat et de la pression sociale - portée aussi par les mères. Mais le champ s’élargit aux hommes - pas tous despotes - pour montrer comment les conditions socio-culturelles condamnent toute émancipation individuelle, au féminin et au masculin. « Si je connaissais les tensions, les conflits et les drames au sein de la communauté des femmes, je n’en appréciais pas moins la force de vie qui l’animait. » Dominique Martre montre des femmes debout,
« des femmes résolues à gagner leur indépendance et prêtes à en payer très cher le prix », celui de la surveillance, des ragots, des jalousies, de l’enfermement, des renoncements ou des violences. « La vie est un oignon qu’on épluche en pleurant » dit Messsad, et Hafida explique vivre « comme si je n’avais pas d’intelligence. Et on fait toutes ça. On se force à ne rien juger, à ne plus penser. Mais c’est comme ça qu’on finit par devenir arriérées. Maintenant je ne me sens plus bonne à rien… ».

La bataille est inégale, mais les victoires individuelles peuvent devenir collectives. Alors ces femmes se battent, contre la tyrannie d’une belle-famille, pour aller à l’école, poursuivre des études supérieures, pour le droit de travailler. Et s’il faut fuir pour s’épanouir, alors direction le Sud algérien, Alger, l’Espagne ou Paris, comme Miassa qui a convaincu son mari de partir. Depuis, « il m’aime plus en France » dit-elle. L’exil est moins un appel qu’une échappatoire. Fuir malgré le déclassement, les nostalgies, les déchirures. « Qui va s’occuper de moi ? » demande la mère lorsqu’Hassina lui annonce sa décision. « Et moi, quand est-ce que tu t’es occupée de savoir si j’étais heureuse ? » lui répond sa fille.