Champs libres : livres

Franz Fanon

Frédéric Ciriez, Romain Lamy, Paris, La Découverte, 2020, 240 p., 28 €

historien, analyste et critique de la littérature arabophone et arabo-francophone

Trois jours structurent ce récit, les trois jours où Franz Fanon et Jean-Paul Sartre se sont rencontrés à Rome en août 1961, en compagnie de Simone de Beauvoir et de Claude Lanzmann. Fanon a demandé à Sartre de lui écrire une préface aux Damnés de la terre. Fanon est atteint d’une leucémie qui l’emportera le 6 décembre 1961. Il avait 36 ans. Dans le cœur de ces échanges souvent passionnés, Frédéric Ciriez confie au psychiatre martiniquais, engagé pour l’indépendance algérienne dans les rangs du FLN, le soin de raconter sa vie, ses engagements et le cheminement de sa pensée.
Le rôle de la violence dite « révolutionnaire » est au cœur de ces échanges. Si le sujet a son importance et est à contextualiser, il est peut-être aujourd’hui à relativiser, emporté par les eaux troubles et nauséeuses du fleuve détourné de l’indépendance algérienne. D’autant que le roman graphique, solidement documenté et particulièrement écrit, fourmille d’autres thèmes et affiche une volonté didactique certaine.

Fanon fut d’abord un psychiatre. Le lecteur suit sa trajectoire professionnelle, les présupposés racistes de la psychiatrie et de la neurologie de « l’école d’Alger » ; mesure l’importance de ses rencontres (François Tosquelle en particulier), les ressorts théoriques de sa démarche thérapeutique, notamment en direction de l’immigré et du colonisé, la prise en compte de la culture et du politique dans les pathologies ; découvre les éléments constitutifs de son protocole thérapeutique comme les innovations qu’il a apportées, à commencer par l’expérimentation de structures ouvertes. Autour et avec lui gravitent des collègues de renom et des jeunes médecins engagés, comme Alice Cherki. Un parallèle est esquissé entre le choc thérapeutique nécessaire à la construction/libération du malade et le choc politico-historique, violent aussi, de la déconstruction- construction du colonisé. « La violence comme recomposition par lui-même de l’homme humilié. »

L’autre aspect de cette personnalité hors norme est bien sûr sa dénonciation du racisme, du colonialisme et son combat empreint de radicalité et d’idéalisme. Serait-ce cette radicalité qui lui donne ici les traits d’un procureur ? En tout cas, les Césaire et Senghor ne trouvent pas grâce à ses yeux, et leur « négritude », posée comme « essence », est une « justification féerique de son malheur ». Idem pour René Maran et d’autres. Est-ce par idéalisme, lui aussi « révolutionnaire », qu’il n’écoute pas Pierre Broué, Daniel Guérin, Marcel Manville ou Jean Aymé qui l’invitent à plus de sagacité politique vis-à-vis du Front de libération nationale ou à ne pas excommunier Messali Hadj, le protégé des trotskistes ? La rencontre avec Mohammed Harbi est, sur ces deux points, éloquente.

Au nom de cet idéal, peut-être aussi pour « prouver davantage que les autres son appartenance à la cause algérienne » (pense Beauvoir), Fanon avale des couleuvres : depuis le massacre de Melouza jusqu’à l’assassinat de celui dont il se dit proche, Abane Ramdane. À Tunis, ses méthodes thérapeutiques sont critiquées, lui, ferme les yeux sur l’antisémitisme, le sexisme ou l’islamisme de certains de ces camarades. Il demande à rejoindre les maquis de l’intérieur, on l’expédie dans une tournée africaine. Fanon croyait, comme tant d’autres, à une Algérie fraternelle et réunie, par-delà les appartenances ethniques et confessionnelles. Cette dernière couleuvre-trahison, il n’a pas eu à l’avaler, à moins qu’à l’instar d’un Jean Amrouche il en ait pressenti les contours.

Dans ce face-à-face Fanon-Sartre, le roman biographique montre les convergences, les dissonances aussi, les non-dits et les commentaires distribués in petto, l’idéalisation de l’un par l’autre et la glorification de la violence du FLN qui serait libératrice là où la Terreur de 1793 aurait été meurtrière.
Beauvoir note ici comme une « complaisance au mal ». « Contre toutes les formes d’enfermement », Fanon trinque « à la décolonisation des corps et des esprits ». Le halo de ce coup de projecteur sur le passé porte loin, jusqu’aux discours intransigeants du moment qui, sous couvert de la justesse d’une cause, balaient toutes nuances. Il semble que tel est l’esprit de l’album et son importance, historique et contemporaine.