Hugo et María-Elena

Quand Allende est élu, Hugo a 24 ans, vit à Santiago avec sa femme María-Elena et travaille comme artisan du bâtiment. Il est militant du Parti Socialiste depuis déjà 7 ans. "J’ai appris beaucoup de choses au contact des ouvriers du bâtiment qui étaient très syndiqués. Dans les discours d’Allende il y avait une réalité exacte de ce que je voyais. Deux classes sociales : les riches qui décidaient tout et les pauvres. Nous attendions des habitations, l’école gratuite, un salaire plus juste … Lorsqu’Allende a été élu, nous avons vécu un rêve."

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Portrait d'Hugo et de Maria Elena
© Association Regarde ! - Dobrivoje Arsenijevic, Irène Jonas, Jean-François Noël

En 1972, il est formé à la sécurité pour intégrer le «GAP» (Groupe des Amis Personnels) du Président Allende, sa garde rapprochée. D’abord recruté pour trois mois, il y restera jusqu’à la fin. "C’était une personne simple, très humaine, modeste. On l’appelait «Doctor» ou «Compañero». On était en sa compagnie 24h/24. Il arrivait parfois qu’on rentre très tard et qu’on n’ait même pas le temps de manger. Lorsqu’on se déplaçait dans des lieux publics, on devait faire face à des provocations. Il fallait alors garder notre calme et savoir faire preuve de sang-froid car nous étions armés. À aucun moment, nous n’osions laisser le Président seul."

À l’aube du 11 septembre 1973, il prend son tour de garde à 6h devant la chambre à coucher du Président Allende. À 6h15, il est dans l’obligation de le réveiller suite à un appel d’un Général ami du Président qui le prévient de la situation. À 7h, il fait partie de l’escorte qui l’accompagne à la Moneda et reste auprès de lui jusqu’au bout. "En voyant et en ressentant chaque bombardement, nous ne croyions pas qu’il soit possible d’être attaqué d’une telle manière. Des films de la Deuxième Guerre mondiale me venaient en tête. On était une trentaine, avec des armes légères contre tout le corps d’armée. On se préparait à mourir. Avec les bombardements et les gaz lacrymogènes, je sentais que ma peau brûlée s’arrachait, mais dans un moment pareil on ne sent pas la douleur." Après qu’Allende ait exigé d’eux qu’ils se rendent sans conditions pour éviter un massacre inutile, ils sortent du Palais. Il fait partie de ces hommes allongés à terre menacés par les chenilles d’un char devant la Moneda, immortalisés par une photo qui a fait le tour du monde. Et c’est là qu’ils apprennent la mort de leur « Compañero Presidente ».

Un autobus de l’armée les conduit finalement dans une caserne dont la cour est déjà pleine de prisonniers. Dans la précipitation, Hugo a oublié une balle de pistolet dans sa poche. Cela lui vaudra un interrogatoire très musclé : "« Où sont les armes ? Combien êtes-vous ? ». Je répondais n’importe quoi. Les militaires n’étaient pas encore organisés, ça m’a sauvé la vie. Ensuite, les collaborateurs du président ont été regroupés dans une écurie. On y a passé la nuit de mardi et mercredi." Hugo est appelé à suivre un groupe que l’armée fait monter dans un autobus et se retrouve au stade Chile, qui porte aujourd’hui le nom du chanteur Victor Jara. Deux de ses camarades du GAP l’y rejoindront. À chaque arrivée de prisonniers, il espère revoir les autres membres du groupe. Mais il ne les reverra jamais. Hugo et ses deux camarades sont les seuls survivants du GAP. Chance ? Hasard ? Erreur ? Aujourd’hui encore, il ne sait pas à quoi il doit d’être en vie.

Une semaine plus tard, il est transféré au Stade National où l’armée a pris ses quartiers et où sont détenus tous les prisonniers. Lorsque les militaires l’interrogent sur les conditions de son arrestation, il répond qu’il a été pris la nuit alors qu’il y avait le couvre feu. "On ne savait pas ce qui allait se passer. J’ai vu des gens que je connaissais, mais on ne s’est pas parlé pour se protéger mutuellement. Quand des journalistes sont passés, je me suis caché à l’intérieur pour qu’ils ne me reconnaissent pas. Les militaires m’ont relâché au bout d’un mois. Mais je ne savais pas où aller. Je ne voulais en aucun cas mêler ma famille à ma situation."

Le 14 septembre, María-Elena repart chez ses parents et Hugo doit se cacher. Il habite chez l’un de ses beaux-frères qui est militaire. "Il nous a hébergés un mois avec mon petit frère. Il a eu beaucoup de courage en osant prendre ce risque." Lorsque leur sœur leur dit qu’ils doivent s’exiler, ils refusent. "On ne voulait pas quitter le pays. On est partis au Sud du Chili mais on ne connaissait personne, alors on est revenus à Santiago. C’est là qu’on a décidé de s’exiler." Aidés par des religieuses, ils finissent par pouvoir entrer dans la maison de l’ambassadeur de France et s’installent dans le garage. "On s’est fait des lits, il n’y avait pas grand chose mais on mangeait. On a même fait un petit journal qu’on mettait à disposition des Chiliens réfugiés dans la maison de M. De Menthon, l’ambassadeur. Grâce à ce grand homme, beaucoup de vies ont été sauvées."

Le 28 novembre 1973, Hugo et son frère quittent le Chili. "Avant le départ, je me suis dit que ne voulais pas partir, mais on n’avait pas le choix. On avait plein de questions en tête, j’ai toujours voulu connaître d’autres pays mais pas dans ces conditions. J’étais persuadé de revenir dans six mois... On est passés devant la petite colline de San Cristobal, pas très loin de chez moi, et là j’ai réalisé que j’allais quitter tout ça. Je ne m’étais même pas rendu compte que je pleurais." Comble de l’ironie, les policiers qui les conduisent jusqu’à l’aéroport étaient des collègues de l’escorte présidentielle. "Dans l’avion tout le monde pleurait, s’est mis à boire et a fait la fête parce qu’on savait qu’on laissait tout." Quand ils arrivent en France, ils sont hébergés au foyer de la Jeunesse Communiste de Villejuif. "Ils nous ont apporté toute leur aide : une chambre, à manger, des vêtements, la possibilité d’apprendre le français. L’accueil était formidable. On se sentait comme des enfants qu’on emmène chez le médecin ou faire des courses."

María-Elena le rejoint une semaine plus tard. Elle garde un souvenir terrible de cet exil. "J’étais très jeune, je ne comprenais rien. Le cordon n’était pas coupé avec mes parents, je m’étais mariée à 16 ans et je ne voyais pas beaucoup mon mari à cause de la politique. J’ai dû choisir entre ma famille et mon mari. Le jour du départ, ils m’ont donné du Valium pour que je reste dans l’avion, je voulais sauter la barrière. Je suis tombée dans les pommes à chaque escale. Ce sont les camarades qui me portaient. Au début, j’ai eu du mal en France, beaucoup de mal. Après, j’ai eu ma fille et je me suis dit : maintenant ma vie c’est eux, mon mari, ma famille et ici."

Hugo retourne au Chili pour la première fois en 1998 après que son nom et celui de María-Elena aient été supprimés de la liste. "L’émotion est très grande parce qu’on reste avec l’image des gens d’avant et on retrouve des gens qui ont vingt-cinq ans de plus." Aujourd’hui, son rêve serait d’y vivre et d’avoir un bout de terrain avec des animaux. "Je ne suis pas parti par ma volonté, on m’a mis dehors de force ! L’exil il faut le vivre pour en savoir la dureté. Ce que cela représente d’abandonner sa famille et d’arriver dans une nouvelle culture."

Portrait issu de l’exposition Presentes ! réalisé par l’association "Regarde". Textes et photographies de Dobrivoje Arsenijevic, Irène Jonas, Jean-François Noël.
L'ensemble des portraits est également disponible dans un ouvrage intitulé Presentes ! (ISBN : 9 782322 488070), l'exposition elle sera visible à Massy et à Orly pendant le mois de septembre 2023.
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