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La Mer noire

La Mer noire raconte l’histoire sur cinq générations d’une famille de réfugiés géorgiens débarquée en catastrophe en 1918 à Leuville-sur-Orge, la Mecque de la communauté géorgienne en région parisienne. C’est, tout simplement, l’histoire, sur près d’un siècle, d’une famille… française. Ce très beau texte est le deuxième roman d’une auteure qui est née à Paris en 1965 et qui a puisé dans l’histoire familiale la trame de son récit.

La Mer noire raconte l’histoire sur cinq générations (et oui il y a aussi des arrières petits enfants qui traînent dans le récit) d’une famille de réfugiés géorgiens débarquée en catastrophe en 1918 à Leuville-sur-Orge, la Mecque de la communauté géorgienne en région parisienne. A l’heure du nombrilisme identitaire national où l'on se récure l’ombilic pour le rendre le plus propre (le plus pur ?) possible, on peut se demander si Kéthévane Davrichewy raconte seulement l’exil de ce couple de Géorgiens et de leur deux filles Tamouna et Théa ou, tout simplement, l’histoire, sur près d’un siècle, d’une famille… française. La diversité française, la diversité de sa population et de ses trajectoires, réfractaire à tout slogan de tribune, pointe ici le bout de son nez pour fermer le bec aux dispensateurs autoproclamés d’AOC identitaires. Certes, La Mer noire charrie les flots de l’exil : la fuite pour cette famille dont le père fait parti du gouvernement qui a proclamé l’indépendance de la Géorgie le 26 mai 1918 ; l’arrivée en France, et son lot de déceptions ; les interrogations des plus jeunes sur l’intégration, « cette barrière à franchir me laisse sans force » dit Tamouna ; l’acculturation davantage que l’assimilation ; les résistances culturelles et l’attachement à la Géorgie, à ses traditions, à sa langue, à sa cuisine ; la tenace distinction d’avec les Russes comme cette différence dans les exils que note Tamouna à propos de Nora, son amie russe (et oui !) : « sa famille a quitté Moscou. Pour toujours (…). Ils sont juifs. Le retour est inenvisageable, ils ont l’intention de construire une nouvelle vie ici. » « Nos exils et nos communautés ne se ressemblent pas. Tandis que nous attendons le retour, ils s’installent ». Mais ce roman de la migration est aussi un roman français tant il est sûr que bien peu d’histoires nationales et de peuples n’échappent à l’irrigation d’un « sang impur » venu d’ailleurs, un « sang impur » qui abreuve les sillons de la terre de France aussi profondément que celui des roturiers et autres descendants de Gaulois (qui venaient d’ailleurs eux aussi) dont parle la chanson. La chronique familiale ici rapportée parle de mariages, de divorces, de remariages, d’unions mixtes avec un grec ou une arménienne, d’enfants et de réussite professionnelle, des nouvelles générations installées dans leur environnement et leur temps, sensibles aux luttes des Sans-papiers et qui titillent leurs aînés gagnés par une frilosité certaine pour les nouveaux migrants… La mort a déjà emporté bien des Anciens. Quant aux survivants, ils vieillissent. Si elle n’a pas déjà claqué la porte, la vie se retire sur la pointe des pieds, laissant les corps fragiles et les êtres déjà absents : « mourir dans son sommeil, c’est ce qu’elle préfèrerait. Mais tenir jusqu’à l’été. Sentir encore sa chaleur, son parfum sur la peau ». A l’occasion d’une soirée d’anniversaire, Tamouna se souvient. Elle est le dernier maillon de ce bout de la chaîne qui court jusqu’à Tsiala, sa petite fille, qui « la violente un peu » pour recevoir en héritage la mémoire de sa vieille grand-mère. Tamouna se souvient. Elle revoit surtout Tamaz son amour de jeunesse, un amour resté intangible malgré les séparations et les bifurcations de l’existence. Viendra-t-il pour fêter ses 90 ans ? Elle le craint ; et le désire. Ce très beau texte est le deuxième roman d’une auteure qui est née à Paris en 1965 et qui a puisé dans l’histoire familiale la trame de son récit. Elle y entrelace le présent (la journée et le repas d’anniversaire) et le passé (la lointaine Géorgie, l’exil, Babou et Bébia, les grands-parents restés au pays, le père reparti en Géorgie à qui Tamouna a refusé la dernière étreinte, la noble figure maternelle, le groupe formé avec les quatre cousins et cousines, l’histoire de ce premier et unique amour…). Le récit est écrit selon trois modes de narration : le « je », pour porter le passé et la mémoire, un narrateur invisible, extérieur pour dire le présent et le style épistolaire des lettres écrites par Tamouna à Tamaz - des lettres jamais postées. L’écriture est brève, économe, sans « effusions » comme la personnalité de Tamouna. À la surface de cette Mer noire flotte l’écume du regret, ce « courage » qui a manqué, et la nostalgie d’un triple exil. Celui d’une terre, celui d’un amour et celui du temps qui passe et dont la maitrise ou plutôt l’illusion de sa maîtrise finit par s’évanouir, laissant à d’autres le soin de raconter… Mustapha Harzoune
Kéthévane Davrichewy, La Mer noire, édition Sabine Wespieser, 2010, 214 pages, 19 €.

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