Champs libres : livres

Mémoires. La haine comme rivale, 1987-1997. Tome III

Saïd Sadi, Paris, éd. Altava, 2023, 589 p., 30 €

journaliste

Ce tome III des Mémoires de Saïd Sadi couvre les années 1987-1997, autrement dit la terrible « Décennie noire » qui ensanglanta et endeuilla le peuple algérien. Lire le témoignage, dense et pénétrant, de celui qui fut – avec notamment le syndicaliste Mustapha Bacha et le chanteur militant Ferhat Mehenni – à l’origine, en 1989, de la création du Rassemblement pour la culture et la démocratie (RCD), premier parti démocrate, revendiquant crânement la laïcité pour son pays, l’égalité femme-homme, la réhabilitation de l’amazighité ou encore l’autonomie de l’entité nord-africaine par rapport à la « nation arabe » c’est, pour les Algériens, entrer dans l’Histoire par la grande porte. L’auteur est déjà un « vieux » militant de la cause berbère, démocratique et des droits de l’homme au matin de cette décennie, quand il endosse un costume nouveau pour lui, pour les femmes et les hommes de sa génération : celui de responsable politique d’une formation partisane qui s’apprête à plonger dans une mêlée politico-sécuritaire dont personne ne soupçonnait alors la violence et le tréfonds de haine. La génération du Printemps berbère d’avril 1980 allait devoir mettre les mains « dans le cambouis », une mélasse où s’amalgament toutes les haines : l’arbitraire d’un régime, les violences islamistes, la colère des aînés qu’insupporte un « devoir d’inventaire » revendiqué, la rivalité du Front des forces socialistes (FFS) et de son leader Hocine Aït Ahmed et, nous y reviendrons, une gauche française appliquée à suivre sa « partition tiers-mondiste », refaisant le coup de « sa mission d’inspiration et d’orientation de l’autochtone ».

Le lecteur peut ne pas partager les opinions ici exprimées, l’essentiel est ailleurs : la plupart des faits, des événements, des échanges avec telle ou telle personnalité de premier plan (Larbi Belkheir, Mohamed Boudiaf, Khaled Nezzar, Brahim Abdeslam, Lionel Jospin, François Léotard…) sont rapportés avec le souci méticuleux de sourcer le propos et de préciser qui participait à tel ou tel entretien d’importance. Ainsi, l’histoire peut entrer dans l’Histoire et le débat démocratique, contradictoire mais pacifique, advenir – cette « part de vérité » n’excluant aucune autre. La période fut riche en événements : depuis les conditions de la création du RCD jusqu’aux élections de 1997, en passant par octobre 1988, la montée du Front islamique du salut (FIS), les divisions, manœuvres, hésitations des différents clans du pouvoir, les morts de Mouloud Mammeri, de Kateb Yacine, l’interruption du processus électoral en 1992, l’assassinat de Boudiaf… et bien sûr les attentats, la folie meurtrière et la litanie des amis et des proches assassinés.

Place est faite aussi à l’immigration et aux relations franco-algériennes. Dans le tome II de ses Mémoires, Saïd Sadi saluait le rôle joué par l’émigration/immigration dans les luttes démocratiques en Algérie. Dès lors, il revenait à la jeune formation d’inclure la diaspora algérienne comme membre à part entière de la nation, ce qui se traduisit par la création d’un secrétaire national à l’émigration. Ce fut une rupture : plutôt que d’instrumentaliser, de « diaboliser » et de mettre au pas les Algériens de la diaspora, l’objectif était au contraire de rendre toute sa place, historique et à venir, à l’immigration algérienne, dans la marche démocratique du pays d’origine et dans la construction d’une relation franco-algérienne (enfin) mature. Sur ce point, avertis des réalités algériennes ou iraniennes, les avertissements des Algériens de France contre le danger islamiste furent vains : le péril islamiste en France resta (trop) longtemps sous-évalué. C’est ici que Saïd Sadi met les pieds dans le plat, et en l’occurrence dans le plat de la gauche socialiste française. Après avoir été un soutien indéfectible du Front de libération nationale (FLN) au pouvoir, histoire de « se laver de ses péchés coloniaux », la plupart des responsables socialistes (ici Pierre Mauroy et Lionel Jospin), incapables de s’extraire d’une pensée binaire au relent colonial, misèrent sur les islamistes comme seule alternative aux militaires – avec la « caution morale » d’un Aït Ahmed, qui ne supportait pas l’arrivée du RCD dans son pré carré kabyle. Pour cette gauche, « nous étions des objets politiques illisibles et réfractaires à la compassion tutélaire d’acteurs habités par la culpabilité postcoloniale dont nous voulions émanciper le débat algérien. Un grain de sable qui devait être évacué de la machine à retraiter un passé que personne ne voulait regarder lucidement mais dont tous jouaient pour préempter le futur ». Pourquoi cette surdité aux potentialités de sociétés renvoyées à un passé sans histoire ou à une sauvagerie congénitale ? Les voix des Suds possèdent, parfois, ce don de bousculer les doxas, d’être ce « grain de sable » d’une mécanique bien huilée mais inopérante. Et cela continue ! Il suffit de voir comment, sous prétexte de réguler les flux migratoires, les États européens s’acoquinent avec des régimes qui n’offrent aucune garantie et qui sont eux-mêmes à l’origine des migrations. Ainsi, se retrouvent-ils aux deux bouts de la chaîne, à la fois cause et bénéficiant des effets ! Autres idées reçues ici bousculées, le pataquès postcolonial et celui des « mémoires communes » franco-algériennes : une « absurdité et une démagogie » pour cet « enfant de la guerre » (tom I) : il est impossible de partager une vision commune du passé, il suffit de se respecter et de travailler à une vision commune… du futur !

Saïd Sadi montre comment certains organes de presse (Libération et José Garçon à la manœuvre ou Le Monde) « façonnèrent la grammaire de la vie publique algérienne sur la scène internationale. La thèse était désormais officialisée : les islamistes et leurs soutiens qui peuplaient le camp de la paix, étaient les “réconciliateurs” et leurs adversaires, c’est-à-dire l’armée à laquelle nous étions affectés en tant que boutefeux, partisans de la guerre qu’alimentaient “les éradicateurs” ». Viendra ensuite le « qui-tue-qui ? », « un slogan qui dédouanait les islamistes de leurs crimes y compris lorsqu’ils étaient revendiqués et même assumés ». Ce tropisme postcolonial fut qualifié par Francis Jeanson « d’atavisme vichyste »… En France, la prise de conscience de l’ADN de l’islamisme viendra avec les attentats de 1995, puis ceux de Daech en 2015. Saisir son « caractère global », précise Saïd Sadi, c’est saisir tout à la fois l’international, le sécuritaire, l’éducatif, l’institutionnel… Ne serait-ce pas ce que montrent l’instrumentalisation de l’abaya ou ces prières collectives de gamins de 9-10 ans organisés dans des cours de récréation ? Citant l’universitaire Abderrahmane Arab, il rappelle qu’en Algérie, « c’est sur les bancs de l’école que la bataille de la démocratie a été perdue ».

Dans ses Mémoires, Saïd Sadi revient sur la place de la langue française, qui « avait sédimenté dans notre vie », indique que M. Boudiaf avait l’intention d’éteindre la guerre postcoloniale, cite les soutiens reçus ici en France, la rectitude des communistes ou encore l’espace d’expression trouvé dans les colonnes du Figaro… Davantage qu’une page qui se tourne, ces mémoires pourraient ouvrir un nouveau chapitre.