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Eux, c’est nous

En France, il est possible de distinguer dans l’épaisseur de la brume qui monte ce que l’écrivain algérien Tahar Djaout appelait "la famille qui avance et celle qui recule". Appliquée à la situation du jour, la formule pourrait désigner celles et ceux qui, d’un côté décident de rester sourds aux douleurs du monde (que nous avons parfois contribuées à provoquer) et de l’autre, celles et ceux qui, tels ces colibris chers à Pierre Rabhi, prennent leur part pour éteindre l’incendie qui menace.

D’un côté, ce sont les logiques du chacun pour soi, de la fermeture et du poing fermé. De l’autre, on cherche, on tâtonne mais on se refuse à assassiner l’avenir. Alors on tente ; on tend la main, on entretient le lien, l’échange, la compréhension mutuelle. Au "je est un autre" rimbaldien il faut ajouter "Eux, c’est nous". Alors, on partage et tant pis si on n’a peu à partager. A la table de l’humanité, ce sont toujours les pauvres qui se serrent un peu pour faire de la place. Allez voir aujourd’hui au Pakistan ou en Afrique.
En France, ce sont souvent des anonymes du quotidien qui forment le beau et noble visage de cette famille. Ils se proposent, se rendent disponibles, soutiennent avec les moyens du bord, offrent de quoi se restaurer, un abri ou simplement une prise pour recharger un portable. On les voit trop peu souvent au journal télévisé. Il y a aussi ces "huit cents" qui, le 20 octobre, ont lancé, dans les colonnes de Libération, un appel "pour alerter l’opinion publique sur le sort réservé aux migrants et réfugiés de la jungle de Calais". "Jusqu’à quand allons-nous nous taire ?" demandent-ils rappelant le "Et maintenant vas-tu parler ? / Et maintenant vas-tu te taire ?" lancé au peuple de France par Kateb Yacine après les massacres du 17 octobre 1961. Et si l’interpellation est forte c’est "parce que nous serons plus forts demain pour nous battre ensemble contre les autres formes d’injustices et de misère". "Demain"… la brume qui monte…

Voici donc une nouvelle initiative, lancée par les éditeurs jeunesse en faveur des réfugiés. Un livret composé de deux textes. Le premier, tout en sensibilité, éclairant souvent, écrit avec des mots simples, ceux choisis par Daniel Pennac pour toucher les cœurs, ébranler les consciences, remettre en marche un peu de notre raison. Le second, écrit par Jessie Magana et Carole Saturno, plus classique dans son argumentaire, volontairement didactique, vise à rétablir quelques faits et réparer quelques mensonges ou ignorances en déclinant les lettres du vocable "réfugiés" en huit mots-clés : "Réfugié", "Étranger", "Frontière", "Urgence", "Guerre", "Immigration", "Économie", "Solidarité". Les droits des auteurs et les bénéfices de l’ouvrage seront intégralement reversés à La Cimade.

La famille qui recule ? Pennac en parle avec force et justesse. C’est celle qui, devant quelques dizaines de milliers, quelques centaines de milliers d’hommes, de femmes et d’enfants, en quête de sécurité, ose utiliser, pour une Europe de plus de 500 millions d’habitants, les mots d’"EXODE, MASSES, HORDES, DÉFERLEMENT, MULTITUDE, INVASION".
Cette famille possède ses "vieilles barbes", professionnels de la parole, frileux et apeurés, déconnectés et misonéistes. Elle a aussi ses "grandes gueules", ses va t’en guerre, ses psychorigides, incapables de discuter, dépourvus d’imagination, adeptes de la trique et du verbe haut, le visage rougeoyant de colère. Les premiers ? Quelques intellectuels surfant sur des savonnettes. Les seconds ? Des (ir)responsables politiques prêts à toutes les danses du ventre pour aguicher les "passions tristes" de l’électorat. Dans cette famille, la colère et la peur finissent par recouvrir le commun de tous et de chacun : "Nous ne pouvons pas accueillir tout le malheur du monde !" - "Pas la même culture…" - "Pas la même religion…" - "Pas les mêmes coutumes…" - "Menace pour notre identité…". Et Daniel Pennac poursuit : "Tout à coup, c’est comme si ces gens qui ne sont plus des gens, qui sont eux et pas nous, étaient beaucoup plus nombreux que nous. Comme s’ils étaient la majorité et nous, la minorité menacée. Et nous voilà tentés de nous refermer sur notre silence, sur notre peur, sur notre refus d’aider".

"Stop !" "Réfléchissons" écrit Daniel Pennac. Il faut alors faire silence autour de soi. Rappeler les chiffres et les pourcentages. Dire que des vagues d’immigrations et de réfugiés, la France en a connues - elle est même parfois allée les chercher dans leur pays ! Répéter que cette histoire où l’ici et l’ailleurs se mêlent a fait la France moderne, autrement forte pour s’inscrire dans un temps et un espace mondialisés. Oser prévoir que les migrants et les réfugiés d’aujourd’hui feront, aussi - peut-être car tous ne voudront sans doute pas rester… - la France de demain. Mais le plus important dans cette initiative est bien d’inviter chacun, au plus profond, loin des contingences idéologiques et politiques à s’interroger sur ce qui "ferme notre porte et notre cœur". Il y a dans le texte de Pennac comme un écho au poème écrit par Abdellatif Laabi au lendemain des attentats de janvier à Paris : "j’atteste qu’il n’y a d’Etre humain/que Celui dont le cœur tremble d’amour/pour tous ses frères en humanité".
Aucune naïveté ou angélisme ici. Seule une introspection, individuelle, permettra de construire une volonté, commune, qui, au delà de l’impérieux devoir de solidarité, permettra d’imaginer d’autres politiques et de réparer les décennies de fiascos et d’incohérences des politiques migratoires et d’accueil.

Mustapha Harzoune
 

Eux, c’est nous, L’instinct, le cœur et la raison. Un texte inédit de Daniel Pennac. Suivi de Réfugiés en 8 lettres de Jessie Magana et Carole Saturno. Illustrations Serge Bloch. Les éditeurs jeunesse avec les réfugiés, 2015. 17 pages, 3€.