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Force Noire. Né en Afrique, il a combattu pour la France…

Alma souhaite prendre un peu de distance avec un beau-père débarqué inopinément dans sa vie et ce (faux) demi-frère arrivé dans ses bagages. Elle est fatiguée aussi de devoir garder ce (vrai, pour le coup) demi-frère, braillard né de cette recomposition familiale des temps modernes tandis que sa mère vaque à l’extérieur.

Aussi, un jour, décide-t-elle de se cacher dans la chambre de bonne au dernier étage de l’immeuble. Elle ne se doute pas qu’elle va croiser un bien étrange vieillard. L’homme semble mal en point, souffreteux et attifé de drôles de chemises. En l’espace de trois jours, le presque centenaire va raconter sa vie à l’adolescente. Bakary Sakoro est un rescapé de la Grande Guerre, un survivant des bataillons d’Afrique mobilisés pour une guerre lointaine.
Bakary raconte son histoire depuis son Mali natal jusqu'à son retour au pays en passant par l’évocation des « quatre mousquetaires » ses frères d’armes et surtout de Jeanne, son seul et unique amour, rencontrée du côté de Fréjus en 1916. Lui, le jeune noir analphabète, elle, la blanche et future institutrice. Lui, l’indigène et moins que rien, chair à canon de l’intégrité et de l’identité françaises, elle, fille de bonne famille et d’un officier qui, sûr de sa supériorité, ne peut envisager cette union contre nature que comme un « cauchemar ».
Alma écoute Bakary. Elle plonge dans ses mots et fait siens chaque moment, chaque épisode, chaque rencontre. Le vieil homme raconte tout : l’histoire familiale et cette pierre noire en forme de goutte, le talisman de son grand-père, la malédiction qui s’est abattue sur lui dès l’enfance, les trahisons de Malinko Malinké, son engagement à l’âge de dix sept ans pour retrouver son frère et réparer les malheurs dont ils se croit responsable. La Grande Guerre s’affiche ici à travers le regard et l’expérience de ces soldats de l’Empire, mobilisés et envoyés au casse pipe, « des soldats qui couteraient moins cher et à qui on pourrait confier certaines missions dont les autres ne voulaient pas ». En uniforme ou en bleu de travail, l’histoire est la même !
Bakary ne sera pas épargné, avec le 61e bataillon de tirailleurs sénégalais - la Force noire – il sera de tout les coups durs : Verdun, la Somme, Péronne, le Fort de Douaumont où « la terre était gorgé d’hommes », le Chemin des Dames là où Mangin sera accusé d’avoir sacrifier inutilement « ses nègres ». Puis se sera le fort de Malmaison et Reims. Reims ! La cité du baptême de l’ancêtre Clovis et du sacre des rois de France ne devra son salut qu’à la bravoure des Noirs et autres basanés de l’Empire ! Et que vive l’identité nationale…
Bakary raconte le sort que réserve l’armée à ces hommes : humiliations, moqueries, statuts inférieurs, spoliations… et bien sûr le devoir de mourir pour la « mère patrie ». A travers la figure de Lassana Diop, l’intellectuel du groupe, se dessine le soleil levant de la contestation politique. « C’était l’atmosphère de l’époque, j’ai mis quelques mois à le comprendre. Certains nous prenaient pour des êtres inférieurs, voire des bêtes sauvages qu’il s’agissait de domestiquer ou d’enfermer. Beaucoup nous voyaient plutôt comme des enfants, qu’il fallait éduquer pour en faire de vrais hommes. Une infime minorité nous considérait comme leurs égaux. Il n’y avait donc pas grand chose à espérer de nos supérieurs. » Par miracle - ou serait la magie de l’amour ? - la mort épargnera Bakary. Et lui toujours ne vivra que pour la belle Jeanne.

Le récit de Guillaume Prévost, l’auteur du Livre du temps, progresse sans mollir, maintenant intactes la curiosité et l’attention du lecteur. Il y a bien sûr la chronique des batailles, des dangers et des rebuffades. Il y a les craintes pour la vie de Bakary et pour ses compagnons. Il y a aussi ces graines d’amour entre Bakary et Jeanne, qui ne demandent qu’à éclore en plein jour et qui ne pourront germer qu’à l’ombre du secret. Mais ce n’est pas tout. Subtilement, Guillaume Prévost introduit dans ce roman une dimension africaine, offre, sur la pointe des pieds, la possibilité, de découvrir quelques traits de culture à commencer par cette dimension qui perturbe tant le rationalisme occidental et le cartésianisme national. Ici, la réalité se nourrit aussi de l’invisible, des fantômes et autres rêves. L’irrationnel, l’inconnu, où ce qui est qualifiée ainsi, agit aussi sur le devenir des vivants.

Grâce à ce récit, l’auteur revient donc sur une part de la mémoire de la Grande Guerre, le rôle négligé ou oublié des soldats coloniaux dans l’histoire nationale. Il invite aussi son lecteur, jeune et moins jeune, à un dialogue des cultures et à réfléchir aux convergences qui fondent l’unité et la communauté de destin de l’humanité. Tel est aussi le sens du coup de théâtre final.

Mustapha Harzoune

Guillaume Prévost, Force Noire. Né en Afrique, il a combattu pour la France…, Gallimard jeunesse 2014, 295 pages, 12,50€.