François Kollar et le mineur marocain, destins croisés
Le monde du travail en France dans les années 30 à travers les yeux d’un photographe… Cet article de Marianne Amar (historienne, responsable de la recherche à la Cité) est tiré du catalogue de l'exposition.
Le photographe
Né en 1904 dans l’empire des Habsbourg, le jeune Kollar , à vingt ans, se morfond dans un emploi aux chemins de fer et se rêve en photographe américain. En 1924, il quitte Bratislava pour Paris, première étape, pense-t-il, avant l’aventure transatlantique. Embauche à Billancourt, comme tourneur sur métaux chez Renault : Kollar mène une vie d’ouvrier, solitaire et démunie. Ces temps difficiles durent à peine quelques années. En 1927, le jeune homme entre dans un studio photographique. Il apprend son métier, se construit un réseau, oublie l’usine. Dès 1930, François Kollar s’installe à son compte ; le travailleur immigré laisse place au photographe.
L’année suivante, commence l’aventure de « La France travaille ». L’éditeur Horizons de France passe commande à F. Kollar d’un inventaire photographique du pays au travail et lui promet 75 000 francs, payables en 15 versements mensuels. L’entreprise devait durer un an ; elle s’achèvera en 1934. En plus de 2 200 images, prises sur 200 sites différents, il construit une épopée de matières, de lignes et de signes, qui décline toutes les audaces de la modernité photographique et consacre son talent(1).
La "France travaille"
La « France travaille » reste un objet étrange, qu’il faut sans cesse relire au miroir de ses contradictions et de ses silences. Le travail de François Kollar se construit dans le dialogue, parfois la tension, entre paysages ruraux et décors industriels, objets et travailleurs, temps modernes et tradition enracinée. Mais surtout, en cette année 1931, il rend compte d’un pays sur la ligne de crête, qui s’émerveille encore de son génie, aveugle aux menaces qui s’accumulent. « Ce pays est une sorte d’œuvre », écrit Paul Valéry dans sa préface. A travers son enquête photographique, Kollar reconstruit une France d’équilibre, unie et laborieuse. Attentif aux hommes, il leur insuffle noblesse, dignité et gravité. Mais cette chanson de geste, qui ne cesse de dire sa foi en l’homme et en l’avenir, laisse dans l’ombre les conditions de travail éprouvantes, les difficultés d’une société vieillissante, les violences sourdes qui minent le pays.
Le "mineur marocain"
C’est un monde obscur, minéral, qui se dévoile devant l’objectif de Kollar. Un monde presque inconnu tant il est difficile, à cette époque, de faire des photographies au fond des mines, surtout celles du bassin de la Loire, poussiéreuses, grisouteuses, toujours à la merci d’un accident(4). Traversée de deux diagonales – l’étai, l’outil - qui pénètrent le cadre, avancent et s’enfoncent dans la roche, la photographie construit un univers de puissance et de virilité. Elle évoque aussi les ténèbres, avec un noir d’encre qui absorbe les ombres, traversé d’éclats blancs. A mille lieux de l’univers ordinaire de Kollar – mode, luxe et publicité - elle reprend pourtant plus d’un élément de son répertoire visuel : contrastes entre ombre et lumière inspirés par le cinéma ; travail sur l’objet, la brillance et la matière. Ce qui frappe bien sûr, c’est le corps du mineur, qui surgit au centre de l’image et sature le décor de sa pâleur. Le torse nu, les muscles ronds dessinés par la lumière, soulignés par la poussière, évoquent le marbre de la statuaire antique. Mais la nudité raconte aussi les conditions de travail épouvantables, la chaleur qui règne au fond, le dénuement du mineur : pas de protections, pas de casque, un vieux pantalon à la ceinture retournée, une casquette maculée de poussière. Kollar, en regard, paraît déguisé dans son costume de mineur. Monde viril, univers antique, condition ouvrière : par-dessus tout cela, le visage ouvre d’autres portes encore. Les rides y sont comme des veines de charbon, sillons creusés dans la chair, presque une géographie de l’effort inscrite à même la peau et empreinte d’une immense lassitude, comme le dos qui se courbe. Derrière la barbe, le visage ne dit rien : l’homme paraît s’être absenté de la scène et de l’image. Sans doute l’effet de la pose, longue de plusieurs secondes, qui réclame une immobilité absolue du modèle ; peut-être aussi de la gêne à s’exposer ainsi au regard de l’objectif.
A travers le visage du mineur marocain, pour une fois, Kollar rend compte brutalement du travail et de ses effets sur le corps des hommes. Ce portrait est né dans l’obscurité du laboratoire. Sur la photographie d’origine, l’homme figure en pied ; l’image s’organise autour des outils et s’inscrit dans un registre purement technique. Et puis, au moment du tirage, Kollar recadre. Il renonce à cette approche descriptive, renverse le point de vue pour abolir la distance et créer de l’intimité. Comme s’il voulait, à travers ce visage épuisé, malmené, aller scruter ce qu’il aurait pu devenir et conjurer le destin. Un vertige, une faille qui ne durent pas. En 1934, le projet s’achève ; François Kollar ouvre un nouveau studio et retourne à la lumière.
Marianne Amar, Cité nationale de l’histoire de l’immigration. Publié dans, 1931, Les étrangers au temps de l’exposition coloniale, sous la direction de Laure Blévis, Hélène Lafont-Couturier, Nanette Jacomijn Snoep, Claire Zalc. Éditions Gallimard, 26 €
Notes
1. Le fonds Kollar se trouve à la Bibliothèque Forney (Paris). Il a fait l’objet, en 1985, d’une exposition et d’un catalogue La France travaille. François Kollar, Regards sur les années trente, Mairie de Paris, 1985.
2. La France travaille, «Mineurs», Horizons de France, p.14. Une autre version de cette photographie figure en page 41.
3. Dans le fonds d’Horizons de France, six autres photographies non publiées (sur un total de 2200), font référence à l’origine des travailleurs.
4. M. Peroni et J. Roux (dir.), Le travail photographié, CNRS Editions/Publications de l’Université de Saint-Etienne, p.29-30.